Texte envoyé à Alain Prochiantz, en écho à son livre Les
anatomies de la pensée (Odile Jacob, 1997)
“C’est une tradition malheureuse que de
sauter directement du gene à l’organisme ou au comportement” (Les anatomies
de la pensée, p.37)
1.
J’ai enseigné la philosophie du langage à Lisbonne en faisant attention aux
sciences qui s’en occupent, linguistique et sémiotique, anthropologie,
neurologie, étant arrivé à une description phénoménologique des questions de
ces sciences. Je cite de votre livre ceci, vous veniez de parler da « la
conscience des calamars ». : « […] que le cerveau, se
construisant dans un rapport au monde et, pour ce qui est des êtres doués de
langage, dans un rapport aux autres, il faut bien que la conscience de soi
naisse de cette confrontation ». Or, je n’avais pas trouvé ce souci chez
aucun des neurologistes que j’avais lu, de même que votre mot cité en exergue,
je ne l’avais pas trouvé chez aucun biologiste. Et toutefois, j’étais arrivé
moi aussi, phénoménologue, à ces conclusions à partir de ce que j’avais appris
chez les uns et chez les autres ! J’ai dû comprendre qu’un obstacle
philosophique terrible jouait chez eux, quand justement, vous en témoignez, la
biologie moléculaire menait d’elle-même à s’opposer à ce dualisme
greco-chrétien, opposant l’ »âme » ou le « sujet » pas
seulement au « corps », mais au « monde » aussi. L’obstacle
reste toutefois, quand on ne veut plus d’âme : un dualisme plus
difficile à vaincre, celui de la priorité de l’intérieur, fût-ce celui du
corps, sur l’extérieur, l’environnement ou le milieu, le monde. Permettez-moi, vous non plus, vous n’en avez pas échappé tout à fait.
Vous citez Canguilhem selon qui Darwin et Cl. Bernard ont bouleversé le rapport
au milieu, qui devient « milieu vivant » (p. 177), mais deux pages
après, quand une note dit ainsi : « fuir l’objet dangereux vu ou
senti, atteindre l’objet convoité », qu’en est-il du « milieu
vivant » ? Ce fuir et cet atteindre sont justement les deux
comportements par excellence des animaux, des invertébrés comme des vertébrés,
car leurs anatomies, si différentes pourtant, sont toutes structurées pour les
rendre possibles, mais ils sont dits dans un langage logico-philosophique –
« objets » ! [1]
–, pas du tout bio- ou écologique. Au risque de paraître vouloir
« enseigner le Notre Père au curé », comme on dit chez moi, laissez-moi
m’éteindre un peu sur la question, car elle permettra de défaire la priorité de
l’intérieur sur extérieur :
c’est en effet l’anatomie (et sa genèse) qui manque sa place entre les gènes et
l’organisme ou les comportements. Il y a deux mots – ‘influence’ du milieu et
‘adaptation’ au milieu – qui sont des symptômes de ce qui est en question, ils
supposent qu’il y a extériorité réciproque, ce que la biologie toutefois a
réfuté : question donc, qu’en est-il du « milieu vivant » ?
2.
Sans parler de la sexualité, on peut estimer qu’il y a trois systèmes dans les
anatomies des animaux. Le premier est repérable dans le fœtus des mammifères,
le seul qui fonctionne pendant que l’ensemble de l’anatomie est mise en
place : celui de la circulation du sang qui nourrit chaque cellule de
molécules à base de carbone et de molécules d’oxygène. Son rôle est de répondre
au problème de tout organisme, à la différence des unicellulaires qui, dans la
mer primitive ou dans nos liquides interstitiels, trouvent en dehors et plus ou
moins à leur portée des molécules à base de carbone pour leur nourriture. La
logique de tout organisme est une sorte de ‘contrat social’, il lui faut
trouver des mécanismes capables de fournir ces molécules à toutes ses cellules,
ce qui est accompli directement par la circulation du sang. Pour y arriver, il
faut que les cellules se spécialisent en ‘organes’ et leurs tissus, c’est là en
effet le rôle du tout, des trois systèmes de l’anatomie. Le deuxième système
doit se charger des mécanismes capables de fournir au sang les dites molécules,
mais où les trouver sur terre qui ne dispose que des molécules minérales ?
elles ne sont produites que par la photosynthèse des plantes où les herbivores
les vont chercher, mangés à leur tour par des carnivores, tandis que les
invertébrés se mangent les uns les autres autant qu’ils peuvent. Or, puisqu’il
s’agit d’organismes entiers à manger, l’évolution a dû trouver des mécanismes
capables de dépouiller les organes mangés à fin d’isoler les molécules ajustées
aux besoins des métabolisme cellulaire. Le premier organe de ce système de
nutrition, appareils digestif et respiratoire, est la bouche, organe de
captation par où les restes d’animaux ou végétaux pénètrent dans le système, venus
de l’extérieur, de la scène écologique (c’est celle-ci
qui est ledit « milieu vivant » !). Ce sont ces molécules qui
vont développer les cellules dès l’œuf, elles constituent le matériel de
fabrication de toute l’anatomie de l’animal, de tous les organes, la
fabrication donc de l’intérieur par excellence.
Certes, ces processus sont guidés par les gènes, qui dans la cellule sont aussi
logés à l’intérieur, dans le noyau, mais qui ne font rien sans la mise des
divers ARN qui jouent dans le métabolisme, le ‘messager’ se dégradant
chimiquement après avoir synthétisé la protéine, tandis que le gène respectif
reste en retrait pour la prochaine fois où il soit requis. L’unité de base,
vous le dites nettement (p. 35sv), est l’œuf entier, le cytoplasme hérité de
l’ovule maternel et le génome, pas celui-ci seul. Le troisième système est
celui de la mobilité dans la scène écologique, la bouche ne pouvant accomplir
son rôle de prédation que a l’aide de l’ensemble du système : organes
périphériques des sens (yeux, ouïes, peau), cerveau et muscles des membres
(pieds, mains, phonation), périphériques eux aussi, car les deux bouts du
système (qui est aussi celui de l’apprentissage) sont à l’extérieur. Le double
cerveau des oiseaux et des mammifères joue sur les deux systèmes[2],
sur des hormones qui régulent l’homéostasie du sang et poussent à la chasse,
que le flair, les yeux et les ouïes contrôlent, poussent à la prédation
donc ; mais il commande aussi la fuite devant un prédateur plus fort, les
stratégies de cachette, d’utilisation de poison ou toute autre. Voici donc que
vos « objets » ne se réfèrent pas à des comportements quelconques,
des exemples parmi d’autres, ils relèvent des deux comportements biologiques
vitaux de toute anatomie animale.
3.
Le truc de l’évolution a été de mettre en route ce que l’on peut appeler le
cycle biochimique du carbone, à partir de la
photosynthèse : c’est ce cycle qui commande cette chose extraordinaire –
tellement ordinaire que l’on ne la voit pas d’habitude – qu’il n’y a pas de vie
que par la nourriture de l’autre vivant, par sa mort le plus souvent
(invertébrés, poissons, carnivores). La loi de la vie est la loi de la
jungle[3], au sens littéral et non métaphorique – « belle et cruelle, la
nature » (Nietzsche) –, dont les sociétés humaines se sont en partie
libérées par l’invention de l’agriculture et de l’élevage. Voici mon
propos : ce cycle du carbone qui implique l’alimentationnalité, cette
loi de la jungle détermine les anatomies de toutes les espèces animales. Il va de soi que cette ‘détermination’ est à entendre de façon non
déterministe, elle compte avec votre insistance sur l’aléatoire, dès
l’épigenèse, vous nous l’avez appris dans vos textes antérieurs ; en
effet, la même loi a déterminé des anatomies fort différentes, à chacune de
jouer selon ses règles à elle. De même que l’on peut dire que la loi du trafic
sur les routes détermine l’anatomie des automobiles, camions, motos, si divers,
tous étant des machines strictement structurées selon des règles laboratoriales
pour suivre des chemins aléatoires par des
manœuvres aléatoires. Règles et aléatoire se
supposent réciproquement : elles sont découvertes au niveau du détail du
laboratoire (cause / effet), mais leur ensemble, au niveau théorique, joue pour
produire des mouvements, aléatoires par définition, par structure. Exit le
déterminisme !
4.
Si l’on vient ensuite à la question de la mise en fonctionnement du cerveau des
humains, on y trouve très vite la question de l’apprentissage où le cerveau,
son neo-cortex notamment, a un rôle essentiel, mais où il faut aussi reprendre
la critique de la priorité de l’intérieur, car ce que l’on apprend vient de
l’extérieur, les divers usages d’habitation, dont la cuisine avec l’invention
du feu est parmi les premiers, et le langage, bien sûr, probablement d’abord
comme de noms et des recettes d’usages techniques ou des coutumes. Or, le
langage est spectaculaire ici, car il est un héritage ancestral, déjà là quand
nous naissons, les mots et leurs règles pareilles pour tout le monde et, une
fois appris, il devient la façon singulière de penser de chacun, gardée de
façon jalouse dans son intimité, ses secrets : ce qui a été appris de l’extérieur devient la structure du psychisme intérieur. Un exemple qui n’est pas banal. Quand on parle, nous usons
spontanément des centaines de règles de morphologie des verbes et de syntaxe,
prépositions et conjonctions, apprises avant l’école, qu’aujourd’hui encore
viennent automatiquement sans que jamais nous en
ayons eu conscience au moment de parler. En effet, de façon générale, le
prodige de tout apprentissage, plus ou moins lent et venant du dehors, c’est le passage du non-savoir à la spontanéité habile jouant du dedans.
5.
Ceci implique donc que le cerveau est un organe biologique et social à la
fois, ce qui fait partie de ce que vous dites sur son
individuation progressive.
6.
Du point de vue philosophique dont je me réclame, le tournant a été d’abord le
fait de l’inventeur de la phénoménologie, Husserl (1859-1936), qui s’est donné
comme but le « retour aux choses », c’est-à-dire aux phénomènes,
tournant radicalisé par son disciple Heidegger (1889-1976)[4],
qui a défini l’humain comme être au monde, en
insistant sur son extériorité et sa temporalité – ek-sister, c’est être (–sister) dehors (ex-) – et sur son souci de
son habitation, ces dimensions étant inconnues de l’âme, sujet, conscience,
notions qui caractérisaient les humains auparavant. Il oubliait toutefois que
le premier de ces soucis était l’alimentation, issu de sa condition biologique.
Car pour les philosophes la pensée vient d’abord dans leur approche de
l’humain, Heidegger ne semble pas s’être rendu compte des possibilités
d’éclaircissement des questions biologiques que je vais indiquer. On peut se
demander si les neurologistes ne veulent aussi aller tout de suite aux
dimensions supérieurs des humains et ne se rendent pas compte que l’anatomie
humaine, cérébrale y comprise, a été inventée par l’évolution pour des
mammifères qui ne parlaient pas encore ni ne travaillaient, inventée donc en
fonction de la loi de la jungle, pour se nourrir et se défendre d’être la proie
des autres. Dans une deuxième étape de sa pensée, Heidegger a parlé de la
donation des choses et de leur temporalité par l’Être (par l’Événement, en
1962), cette donation se faisant toutefois en retrait, ce qui permet de
comprendre mieux le motif de scène écologique, le « milieu vivant ».
En transposant cet Être ou Événement sur les phénomènes, on peut dire en effet
que c’est la scène écologique qui donne les
animaux : double donation, celle de la procréation à partir d’un couple
parental, qui donne l’œuf, celle ensuite de l’alimentation, les végétaux et les
animaux qu’il faut manger pour le développement. La première donation ne sert à
rien sans la seconde, que l’anatomie à y développer est faite pour chercher /
recevoir. Donation en retrait de ceux qui donnent, ça veut dire
quoi ? que la donation est faite à du ‘tout petit’, le don étant de
ce qui sera son ‘autonomie’ (les gènes, l’anatomie à venir, les usages à
apprendre) à qui n’en a pas encore la force de l’activité autonome dans le
monde. Les parents doivent aider à la nourriture au début, la mère mammifère se
retirant d’abord à l’accouchement, puis au sevrage, et après les premiers
apprentissages car le tout petit n’est pas encore un être-au-monde. Cette phase
embryonnaire, autant du point de vue anatomique que des premiers
apprentissages, implique que les parents et en général les maîtres réservent
leur puissance d’adultes en adéquation à la petitesse : nourriture et
savoir sont donnés au compte-gouttes. Le retrait de la donation viendra, son
hétéronomie sera effacée, lorsque l’autonomie est réussie. C’est ce que
j’appelle un mécanisme d’autonomie à hétéronomie effacée. Or, c’est cet ‘effacé’ que les biologistes, le connaissant, bien sûr,
n’intègrent point dans leurs descriptions phénoménologiques, par une faute qui
revient à la priorité de l’intérieur sur l’extérieur par où j’ai
commencé : elle domine la pensée occidentale depuis Platon tout au moins,
car elle correspond à nos évidences existentielles les plus fortes ; cette
faute a été dessinée par Jacques Derrida sous le nom de logocentrisme. Nous ne pouvons pas parler et penser sans oublier que nous l’avons
appris ; si en parlant ou en pensant l’on se souvenait des voix de nos
parents et de nos maîtres, nous serions des hallucinés, comme dans les rêves.
[1]. Comme tout le monde, philosophes,
psychologues, sociologues, etc., voulant parler de ce qui les entoure, en
donner des exemples, égrènent toujours des listes du type: des faits, des
événements, des objets ou des choses, des situations, des actions, des
relations, des personnes, des processus, des structures, des individus collectifs,
des institutions, voire des états mentaux. On a une conception chaotique de
ce qui est en dehors de nous,
ce qu’on dit ‘la réalité’, ‘le monde’, 'le contexte’.
[2] La bouche aussi, d’ailleurs, la position
debout des primates la réserve au seul système de nourriture, ce qui rendra
possible la parole humaine comme un autre système bioologico-social.
[3] Elle est l’origine de ce que les philosophes
appellent ‘le problème du mal’, aujourd’hui celui de la violence ; c’est
l’évolution qui a inventé les muscles des forces agressives et les ruses pour
tromper l’autre.
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