segunda-feira, 23 de junho de 2008

La question de l'évolution, sans déterminisme génétique

LA QUESTION DE L’ÉVOLUTION
Ni les seules mutations ni le dessein intelligent


1. Dans ces deux ‘réponses’ à la question de l’évolution il y a des présupposés philosophiques. L’un est un déterminisme qui part de l’ADN et prétend que ‘tout’ ce qui concerne les organismes vivants est déterminé par cet ADN, l’élément le plus simple étant la raison ultime du complexe, en bonne méthodologie cartésienne. Or, il est aisé à comprendre que l’ADN n’a de rôle que concernant le métabolisme de sa cellule, ce qui étant vrai pour toutes les cellules, laisse aux jeux de celles-ci - dans les tissus et organes – tout le reste du travail de reproduction de l’organisme; si donc l’on veut trouver un élément prépondérant, il faut le chercher dans la diversité des hormones qui jouent selon les ‘besoins’ circonstanciels de l’organisme dans son milieu écologique. Celui-ci est bien évidemment plein d’aléatoire et chaque organisme doit s’y débrouiller de son mieux, et pour trouver sa nourriture (chasser, manger les herbes qu’il faut) et pour ne pas être la proie d’autres plus forts. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que, autant les gènes retirés dans leur noyau cellulaire, que les hormones chimiques qui poussent à des comportements adéquats à cet aléatoire, sont aveugles par rapport à celui-ci. S’ils produisent une pulsion de faim, c’est à l’organisme en tant qu’ensemble de se débrouiller pour la satisfaire : sans déterminismes, mais avec plein de règles, microscopiques souvent, telles que les biologistes les étudient fort minutieusement. Ces règles servent justement à jouer dans tous les petits événements, bonnes et mauvaises rencontres de la scène de la jungle, mon texte le montre de façon assez aisée (chapitre 3, chapitre 11, I). Comme une voiture (Manifeste, http://www.philoavecsciences.blogspot.com/), qui pose les mêmes problèmes de non déterminisme : des règles qui jouent en fonction d’une scène aléatoire.
2. Dans l’autre ‘réponse’, il y aussi du déterminisme mais ‘global’, si l’on peut dire. Puisqu’il y a plein d’aléatoire, on cherche dans une Cause première - conçue à la façon d’un artisan qui fait une table et sait d’avance à quoi il veut venir – qui serait aussi une cause finale. Le problème ici c’est que, plus on soit proche des questions concrètes de l’évolution à comprendre, plus l’aléatoire demande des mécanismes fins (jusqu’à l’ADN et aux hormones) et moins on a besoin de ‘Dessein intelligent’, car plus celui-ci jouerait de façon aléatoire. Celui-ci n'a d'intérêt explicatif pour les grands plans: au niveau 'micro', l'aléatoire habituel de chaque organisme avec ses règles est suffisant.
3. Les deux ‘réponses’ opposées entre elles, se joignent en ceci que les deux supposent une séparation ou opposition entre chaque organisme vivant et son milieu écologique, aucune ne pense le fait que chaque organisme se nourrit d’autres vivants, selon la loi de la jungle, et que c’est dans ces échanges sans cesse de molécules à carbone qu’il faut chercher les mécanismes de l’évolution, que ce sont ces échanges et leur caractère essentiellement aléatoire qui demandent l’ADN retiré dans le noyau de la cellule, le jeu des hormones à faire jouer quand l'occasion se présente, etc. Ce qu’il faut donc, c’est penser les divers niveaux des rouages biologiques et leur articulation. Ce que fait le métabolisme, c’est de reproduire incessamment les macromolécules structurales de la cellule, faire - à partir des molécules à carbone plus petites que le sang charrie jusqu’à sa membrane - la synthèse des protéines indispensables à ses fonctions dans son tissu et organe respectif. Pour le réussir, la cellule a recours à (‘exprime’) un segment d’ADN, un gène, et le transcrit en ARNmessager qui servira de ‘guide’ à la structure de la protéine à synthétiser. Cette ‘expression génétique’ est réglée au niveau supramoléculaire de Prigogine, de ses ‘structures dissipatives’, en rapport avec le mécanisme de triage des molécules qui arrivent dans le sang. Il y a donc au moins deux éléments aléatoires dans cette ‘expression du gène’ à chaque moment - quelle protéine faut-il synthétiser? de quelles molécules dispose-t-on? - qui ne laissent pas penser le métabolisme en termes strictement déterministes.
4. Si l’on regarde maintenant du côté du sang qui vient à toutes les cellules et l'on tient compte du jeu de détection des divers taux qu’il faut y maintenir et du déclenchement des hormones pour le réussir (en poussant à la chasse, par exemple), on retrouve un niveau d’aléatoire plus élevé qui s’articule avec celui de chaque cellule que l'on vient de dire. Enfin, chez les mammifères, les conduites de chasse apprises dans un terrain connu impliquent un autre niveau encore d'aléatoire (entre hormones et le système organes périphériques de perception, cerveau et organes musclés de mobilité) articulé à celui du sang et de ses hormones homéostatiques. Ce que j’ai proposé, mais qui n’est pas du tout simple à penser, hélas !, c’est que, à chaque fois deux niveaux (l’un haussé à partir de l’autre à la façon de Prigogine) sont liés par une doublure de deux lois, indissociables et inconciliables, qui ‘résolvent’ l’enjeu respectif. Et ces trois ‘doubles liens’ (ou doubles binds) s’articulent entre eux, puisque le dessus de l’un est le dessous du suivant. Sans doute qu’il faudra des mutations génétiques, peut-être sont elles dues au hasard, mais ce mécanisme en fera la sélection de façon accordée et à la reproduction de l’organisme et aux altérations de l’environnement écologique, plus ou moins subites (ce qui, me semble-t-il, ferait justice à la proposition connue de Jay Gould).
5. C’est ce triplet (au moins) de doubles binds qui tisse, disons, les dispositifs biologiques de la reproduction sans cesse des cellules d'un organisme qui mange et respire, c’est, me semble-t-il, ce qui pourra rendre compte autant de l’évolution que de l’embryogenèse. De ces dispositifs ou mécanismes, le phénoménologue n’en sait rien. Un peu comme le physicien va chercher des instruments de calcul chez les mathématiciens, de même celui qui interroge plusieurs domaines scientifiques peut-il proposer une ‘logique’ aux savants de ces domaines, qui en feront ou pas leur profit. Elle permet de penser les répétitions strictes à un certain niveau (gènes, cellules spécialisées, hormones, comportements élémentaires appris) et l’enjeu des petites répétitions du niveau supérieur qui rendent possible parfois des événements face à des altérations écologiques subites, le triplet jouant à la façon de ressorts qui se renforcent et se flexibilisent mutuellement. Elle permet de penser des changements au niveau d’un organisme singulier et leur répercussion semblable chez d’autres ses voisins, plus ou moins vite puisque atteints par les mêmes secousses. Elle permet de penser que les mutations génétiques de hasard soient en général inhibées, seules acceptées à la longue celles qui se révèlent adéquates au triplet des doubles liens, mais aussi que parfois elles puissent percer sous forme de cancers. Tout autrement, ce triplet s'articulera à d'autres doubles binds anthropologiques, permettant de comprendre ce qui arrive quand des gens se heurtent, discutent ou deviennent amoureuses, ou bien des mouvements sociaux à divers niveaux, que sais-je ?
6. Ni les seules mutations donc ni le dessein intelligent. Il faut ajouter que dans ce débat autour de la ‘raison’ dans la compréhension de l’évolution, les défenseurs de celle-ci gagneraient à chercher des armes dans le camp opposé, juste dans Genèse 1, la première page de la Bible (la dernière du Pentateuque à avoir été écrite, d’ailleurs, probablement au début du 5e siècle av. J.-C.) et à son admirable construction de la création du monde en 6 jours. Car il s’agit, à l’époque où dominaient des vénérables cosmogonies mésopotamiennes, égyptiennes, grecques, d’un véritable texte de raison dans ses chiffres, classification et organisation du cosmos, d’une raison qui ne perd pas si on le compare avec le Timée de Platon, écrit une centaine d’années plus tard. Les 6 jours – qui encadrent 10 paroles de création - sont distingués en 4 jours avec 5 paroles (vv. 3-19) et 2 jours avec 5 autres paroles (vv. 20-31), en faisant deux ensembles de la même extension, 207 et 206 mots hébraïques (P. Beauchamp, Création et séparation). Cette ‘création’ sépare le Créateur de tout l’univers, soleil, lune, fécondité des espèces, de toute la matière dont sont composés les récits des dieux cosmogoniques : c’est donc une amorce de la critique théologique de ces cosmogonies, y compris du mythe d’Adam et Eve, et bien aussi des sacrifices et magies religieux de ces époques, critique qu’ont poursuivie, tout au long des siècles, la philosophie grecque et la Bible au sein de la théologie chrétienne : pré-histoire de la raison philosophique et scientifique européennes, y compris de la raison biologique elle-même.
1.1.2008

sábado, 21 de junho de 2008

L'économie politique à venir en tant que science thérapeutique

L’ÉCONOMIE POLITIQUE À VENIR
EN TANT QUE SCIENCE THÉRAPEUTIQUE
Fernando Belo

Les ‘lois économiques’ dépendent des contextes sociaux
Science sociale ou science de la société ?
La loi de la jungle et la loi de la guerre
Le commerce global contre la guerre globale
“Le capitalisme prospère; la société se dégrade”
La monnaie et la réduction scientifique en économie…
…cachent la politique au dedans des choix économiques
L’aveuglement structural d’une science sociale qui se prend pour science de la société
La tâche de l’économie politique : maîtriser la loi de la guerre des capitaux



1. Toutes les sciences occidentales dignes de ce nom ont été instituées à partir (en plus de la géométrie) de la matrice philosophique héritée par l’Europe de la Grèce et des universités médiévales, matrice avec laquelle il leur a fallu rompre comme condition de leur autonomie scientifique, autant théorique que méthodologique et expérimentale. Ce fut Kant qui a théorisé philosophiquement cette rupture et a accordé l’autonomie aux sciences qui se sont bruyamment instituées dans les universités européennes du 19e siècle. Mais ne pouvant rendre compte des motifs théoriques et pratiques acquis à partir de cette rupture, ne pouvant se justifier épistémologiquement, les sciences gardent de leur naissance une sorte d’ombilic philosophique que leur développement historique réélaborera à l’insu de leurs scientifiques. C’est vrai des sciences de la matière et de l’énergie, les premières à rompre dès Galilée et Newton, des sciences des vivants, des sociétés, de l’économie en tant que science sociale. C’est cet ombilic inaccessible aux économistes qui m’intéressera ici, moi qui n’en suis point : je l’aborderai à partir de ce que j’appellerai philosophie avec sciences ou phénoménologie reformulée, sans pouvoir en détailler les présupposés. J’espère toutefois que mon propos soit compréhensible.

Les ‘lois économiques’ dépendent des contextes sociaux
2. Je commencerai par la citation de deux économistes, dont la compétence relève d’économies extérieures à l’espace euro-américain. D’abord, le Japonais Taichi Sakaiya, éco­nomiste qui a travaillé dans le célèbre Mi­nistère du Commerce et Industrie Internationaux (MITI), où il fût le res­ponsable de deux Expositions (Osaka 1970, Okinawa 1975). “L’expérien­ce du Japon moderne, surtout après la guerre, est pleine d’excep­tions à ce qui, au niveau mondial, est considéré comme un corpus de lois économi­ques. Par exemple, le Japon a réussi une croissance éco­nomique ra­pide en même temps que les différen­tiels des rende­ments dimi­nuaient de façon considérable. Les en­treprises ont grandi et leurs employés sont devenus plus loyaux envers elles. L’éventail salarial réduit et le système d’em­ploi à vie n’ont pas fait diminuer la com­pétition pour la promo­tion dans les entrepri­ses. Bien que les dif­férences entre les rendements et les posi­tions basées sur des di­plômes académi­ques plus élevés soient moindres que dans n’impor­te quel autre pays, la compéti­tion dans les tests et les examens est in­tense. Quand les niveaux de rendement augmentent, les travailleurs ne ralen­tis­sent pas le rythme du travail. L’urbanisation croissante est suivie d’une di­minution des taux de criminalité. Une transition vers le secteur des services dans l’activité économique ne produit pas une aug­mentation de l’économie souterraine”[1]. Ce qui implique que ce ‘corpus de lois économi­ques’ change selon les différences anthropologiques (historiques ou sociologiques), ce que l’auteur illustre en suivant le parcours historique du Japon.
3. À une conclusion semblable – l’altération des ‘lois économiques’ selon les contextes - arrive l’économiste français Jacques Sapir, qui a accompagné sur place depuis les années 80 l’économie so­viétique d’abord et russe ensuite, en enseignant la science économique à Moscou. C’est sa compétence ex­cep­tionnelle sur “l’échec répété des politiques inspirées, ou suggérées, par les organisations internationales et ceux de ses collègues qui jouis­sent de la plus flatteuse réputation dans la profession” (p. 9) qui rend précieuse la citation suivante, en conclusion de la discussion qu’il a mené sur “quatre des principaux paradigmes de l’action économique contemporaine [qui] nous laisse percevoir le champ de ruines qui est de­venue la pensée économique dominante. [...] 1. Les avantages et désavan­tages d’un ac­croissement de la concurrence, de la décentralisation, de la flexibilité ou d’un renforcement de la propriété privée [ce sont les quatre paradigmes en question], sont contingents aux contextes institutionnels, structurels et techniques dans lesquels ces décisions doivent être prises. Ces contextes sont eux-mêmes affectés par de telles décisions. Il ne peut donc y avoir aucune règle générale, mais une analyse au coup par coup, et la contri­bution des économistes peut résider dans une analyse concrète de situa­tions con­crètes. 2. L’économie, en tant que discipline scientifique, ne peut fonder dans sa totalité une telle décision, quel qu’en soit le sens. Il y a une part irréductible de choix social et éthique qui implique que la décision ne soit pas l’œuvre de techniciens, juristes, mais qu’elle engage la représen­tation politique de la communauté concernée”[2].

Science sociale ou science de la société ?
4. C’est que l’économie n’est pas une ‘science de la société’ dans sa globalité, elle n’est qu’une ‘science sociale’, à l’instar de la linguistique, du droit ou de la démographie, voire de la médicine, une science qui porte sur certaines structures des sociétés contemporaines, tandis que la science qui devrait rendre compte de la globalité des structures de ces sociétés, la sociologie, en est manifestement incapable : elle semble se limiter à certains champs – sociologie de l’éducation, de la famille, de la culture, des médias, de la religion -, comme une ‘science sociale’ parmi les autres, s’avouant implicitement incapable d’atteindre la façon fort complexe dont ces diverses structures s’impliquent les unes les autres, dont quelques unes (la langue, école et médias, l’organisation politique et le marché) traversent toutes les autres. Ma proposition ici c’est que, de même que, du temps de l’organisation moderne des États nations, le droit a joué le rôle indispensable de ‘science de la société’ globale, de même l’économie aujourd’hui, en ces temps de globalisation des marchés, supplée une sociologie qui est impuissante à tenir ce rôle qui, en théorie, devrait lui revenir. Et puisqu’on sera facilement d’accord qu’il faut bien que ce rôle soit rempli par l’économie tant que la sociologie n’en soit pas à la hauteur, la question qu’il faut poser est celle des choix qu’elle aura à faire, étant donnée, comme disait Sapir, « la part irréductible de choix social et éthique qui implique que la décision ne soit pas l’œuvre de techniciens, juristes », les techniciens ici en question étant clairement les économistes. Ces choix, dans la mesure où ils relèvent d’approches scientifiques, devraient être d’abord l’objet des recherches de la sociologie, c’est à elle que les politiciens, les activistes et les citoyens devraient demander des lumières. Mais aussi les économistes : quelles statistiques tenir en compte, de quelles dimensions des sociétés faut-il tenir compte, que faut-il préserver d’emblée du social ?

La loi de la jungle et la loi de la guerre
5. Pour saisir ce qui pose en effet problème dans la globalisation des marchés et des technologies, médias y compris, il faut faire un petit détour par l’histoire. Des vivants d’abord, dont l’évolution a été dominée par la loi de la jungle, liée à des raisons biochimiques assez précises : ce que l’on doit appeler le ‘cycle de reproduction des molécules à carbone’, qui sont partie structurelle de toutes les molécules des cellules (sauf de l’eau), implique que les plantes aillent cueillir ces molécules à carbone à l’atmosphère par la photosynthèse, les herbivores chez les plantes et les carnivores chez les herbivores. Les espèces mieux évoluées, les arthropodes (parmi les invertébrées), les oiseaux et les mammifères, ont abouti à des endogamies strictes pour défendre ce qui les rend différentes de celles qui leur sont plus proches, c’est-à-dire essentiellement le système neuronal qui articule autour du cerveau leurs organes de perception et de locomotion, et pour la préhension de proies et pour à leur tour se défendre de prédateurs. C’est pourquoi nous autres, les humains, nous avons hérité les muscles et les cerveaux d’espèces habiles à devoir se débrouiller sous la violence de loi de la jungle. Si l’invention de l’agriculture et de l’élevage a représenté la maîtrise par les sociétés humaines de la loi de la jungle, celle-ci s’était déjà déplacée vers une autre sorte de loi, la loi de la guerre entre elles, sociétés, P. Clastres ayant montré l’existence d’une frontière au-dedans de laquelle on échangeait des femmes et des cadeaux, au-dehors de laquelle on se guerroyait. Ici, l’explication passerait par un facteur qu’on dirait anthropo-chimique, des envies à base hormonale qui, d’une part, demandent des lois morales pour les modérer ‘ad intra’, à commencer par l’interdit de l’inceste, et d’autre part, poussent à la guerre ‘ad extra’. De façon très générale, il s’agit de l’envie de faire comme les autres, qui est essentielle à la dynamique de toute sorte d’apprentissage mais devient aisément envie d’être envié par les autres comme le plus fort. Or, l’agriculture et l’élevage, tout en maîtrisant la loi de la jungle, ont aussi rendu possible l’accumulation de richesses non périssables qui ont fait changer la nature de la guerre, la faire devenir guerre de conquête - de butins, d’esclaves, de sociétés réduites à la vassalité -, les castes nobles étant partout celle des guerriers.

Le commerce global contre la guerre globale
6. Le livre remarqua­ble du socialiste non-marxiste Karl Polanyi, La Grande transforma­tion. Aux origines politiques et éco­no­miques de notre temps, écrit en 1944 (Gallimard, 1983), après ses premiers mots - “La Paix de cent ans. La civilisation du XIXe siècle s’est effondrée” (p. 21) - poursuit un peu plus loin : “au XIXe siècle s’est produit un phé­nomène sans précédent dans les annales de la civilisation occi­dentale : les cent années de paix de 1815 à 1914. Mis à part la guerre de Crimée - événement plus ou moins colonial -, l’Angle­terre, la France, la Prusse, l’Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les unes aux autres que dix-huit mois au total” (p. 23), malgré l’énormité de conflits ‘locaux’ qui ont jalon­né le siècle[3]. Et voici son diagnostique : “le commerce était mainte­nant lié à la paix. Dans le passé, l’organi­sation du marché avait été militaire et guerrière. C’était un auxi­liaire du pirate, du corsaire, de la caravane armée, [...] des mar­chands porteurs de l’épée, de la bourgeoisie urbaine en armes, des aventuriers et des explora­teurs, des planteurs et des conquis­ta­dores, des chas­seurs d’hom­mes et des trafiquants d’esclaves, et des armées co­loniales des compagnies à charte. Tout cela était dé­sormais oublié. Le com­merce dépendait dorénavant d’un systè­me moné­taire in­ter­natio­nal qui ne pouvait fonctionner lors d’une guerre générale. Il exi­geait la paix, et les Grandes Puis­san­ces s’ef­for­çaient de la main­tenir” (p. 36). Il écrivait ceci à chaud : la première globalisation, après une centaine d’années de paix, venait de subir pendant 30 ans une implosion inénarrable, c’est que son livre tâche d’expliquer. Sa thèse est la suivante : le marché autorégulateur (promu par le libéralisme anglais) a été la cause des deux grandes guerres. Et la pointe de son argumen­tation : ‘marchandise’ étant empiriquement définie comme objet produit pour être vendu sur le marché et ‘marché’ comme les contacts effectifs entre vendeurs et acheteurs, il en résul­te en pratique qu’il doit avoir des marchés pour tous les éléments concernant l’industrie ; ce postulat, dit Polanyi, est faux pour ce qui est de la force de travail, de la terre et de la monnaie, car aucun n’a été pro­duit pour être vendu, aucun n’est donc ‘marchandise’. Ils doivent tous trois être préservés du statut marchand que le libéralisme leur a étendu.

“Le capitalisme prospère; la société se dégrade”
7. Ce n’est pas le lieu ici (ni aurais-je la compétence) de discuter cette thèse, elle peut toutefois nous servir d’indicateur sur ce point essentiel de notre actualité : le libéralisme outrancier, revenu depuis une trentaine d’années, court le risque de détruire les structures de la société globale elle-même. Car “le capitalisme prospère; la société se dégrade”, constatent dans une formule lapidaire Luc Boltanski et Ève Chia­pello[4]. C’est-à-dire que d’autres formes d’implosion peuvent se profiler à l’horizon. Toutefois, il semble que, malgré la fréquence des conflits locaux, les 60 années de paix globale depuis 1945 sont à compter comme la reprise de celle qui a duré pendant tout un siècle, le XIXe. S’est-on pour autant délivrés de la loi de la guerre ? Bien sûr que non : tandis que l’on poursuit la recherche de sa maîtrise par les institutions et traités de droit international, elle s’est tout simplement déplacée ailleurs, sans cesser son jeu de toujours partout où rivalités et jalousies se manifestent, c’est-à-dire partout où il y a des humains : en plus des conflits locaux et régionaux, elle est fort visible, par exemple, dans l’organisation spectaculaire des sports, autant dans l’âpre compétition des athlètes que dans les passions de leurs supporters. Et, d’autre part, celle qui nous intéresse ici, elle joue un rôle primordial en économie qui est, dans le domaine financier, de plus en plus sous la dépendance d’une vraie guerre des capitaux. Il n’y aura peut-être que des économistes pour ne s’en rendre compte (par des raisons idéologiques de métier), car il est évident à tout observateur honnête, c’est-à-dire dont le but de la vie n’est pas de s’enrichir, il est évident que la logique profonde de l’économie mondiale depuis une trentaine d’années est celle d’une guerre de chiffres, cherchant des chiffres de plus en plus grands. Des chiffres qui deviennent astronomiques, donc abstraits : qu’ils soient plus grands que ceux des autres concurrents. Certes, ces chiffres se traduisent en pouvoir d’acheter des unités sociales, à l’étranger notamment, des territoires à ‘conquérir’ à l’instar des guerres classiques, mais là encore ce n’est que pour l’augmentation des chiffres. Voici le moment d’essayer d’approcher le cœur de la science économique.

La monnaie et la réduction scientifique en économie…
8. Par où approcher l’économie de façon ‘phénoménologique’ ? Disons que les économistes ne font rien pour nous faciliter la tâche. Dans un très beau texte de 1969, Numismatiques, une sorte de théorie philosophico-lacanienne des monnaies[5], J.-J. Goux aborde l’économie par la théorie de la monnaie et de la marchandise du Capital de Marx. Le point décisif, c’est que le rôle de tout équivalent général de circulation de marchandises, l’or à l’époque, implique qu’il soit exclu, retiré, de son statut de marchandise pour devenir – sous forme de monnaie – susceptible d’être échangé avec n’importe laquelle marchandise, selon des prix pour chacune exprimés en valeur monétaire. Pour les établir, il faut, certes, faire le compte de ses divers coûts de production, mais, une fois que c’est fait, le produit devient marchandise le temps de sa circulation dans le marché, sa valeur d’usage étant réduite, ignorée, en tant que condition structurelle de l’échange lui-même, du marché, et donc aussi de l’économie en tant que science. Celle-ci joue avec des chiffres statistiques : des prix et des quantités de marchandises, des salaires et des ventes, des coûts et des profits. Cette réduction est l’opération proprement scientifique de l’économie, de même que la commutation en linguistique structurale ou les mesures de distance, temps, poids, température, etc., en physique. Elle rend possible la constitution d’archives statistiques comme laboratoire scientifique de l’économie, à part de la scène elle-même du marché et de son aléatoire indéfini, elle rend possible d’instituer des ‘phénomènes économiques’, au sens de susceptibles ‘d’expérimentation scientifique’ : ils sont nécessairement des fragments (de laboratoire) que la théorie - qui organise l’expérimentation - doit rassembler, unifier, afin de pouvoir ensuite généraliser. En effet tout laboratoire scientifique réduit, par définition, par structure : la commutation linguistique réduit le ‘sens’ des unités linguistiques analysées pour en constituer les paradigmes, de même que le physicien réduit la ‘qualité’ des phénomènes, pour ne retenir que les dimensions requises par l’expérimentation. C’est-à-dire qu’il y a un ‘aveuglement’ de cette réduction qui est la rançon de la scientificité gagnée, un aveuglement sur la scène de ladite réalité, sur la singularité de ses jeux incessants, leurs indéterminations. C’est cet aveuglement des laboratoires des ingénieurs qui explique, par exemple, qu’il y ait des effets de pollution de leurs machines, ce sont des effets que le laboratoire a dû réduire, laissé en dehors du laboratoire. Quand telle théorie économique a comme but comprendre, voire ‘prédire’, tels agencements macro-économiques, ce ne peut être ni des ‘prédictions’ de comment agira tel ou tel agent économique, ni non plus des incidences de ces agencements sur des facteurs sociaux autres que ceux retenus par la réduction scientifique. Ainsi, si telle politique économique peut prévoir les limites d’augmentation du chômage qui en sera la conséquence, elle ne peut pas savoir d’elle-même, par exemple, s’il aboutira à une explosion sociale, ou quoi qu’il en soit d’autre qui puisse toutefois remettre en question l’assise de la production économique que cette politique envisageait de réguler.

…cachent la politique au dedans des choix économiques
9. Or, ce qui fait problème, c’est que c’est cette réduction de tout ce qui n’est pas marché par la monnaie – l’opération scientifique propre à l’économie - qui justifie, me semble-t-il, le tournant monétariste des années 70 vers le libéralisme dont nous sommes en mesure de constater aujourd’hui l’effet néfaste sur les sociétés : la pauvreté (faim et épidémies avec) qui augmente autant dans le tiers monde que dans le premier. Contradiction de mon discours ? Au contraire, sa confirmation : l’économie n’est point une science de la société, elle n’est qu’une science sociale, celle qui concerne la structure sociale qui est le marché, et pour l’être elle doit réduire tout ce qui, dans les sociétés modernes, n’est pas susceptible de marché. Et c’est ainsi que le neo-libéralisme monétariste a évincé l’économie politique de Keynes, qui a rendu possible les fameuses Trente glorieuses de 47-73, l’a évincé avec des arguments proches des ‘évidences’ scientifiques que je viens de rappeler. Il me semble, en effet, que la monnaie s’y prête : le capital serait le seul facteur social à n’y être pas réduit, puisqu’il s’exprime en unités monétaires, à l’envers des travailleurs, réduits à leurs salaires en tant que coûts de production. Ce qui disparaît dans cette façon de faire les comptes en économie libérale, c’est ce que je crois être l’une des vérités cruciales de l’analyse marxiste : la distri­bution des plus values de la production industrielle, en plus donc de tous les coûts, y compris les fi­nan­ciers et les impôts, cette re­dis­tribution - entre l'ensemble des salai­res de tous ceux qui tra­vail­lent dans l'entreprise et les profits du capital - reste essen­tielle­ment aléatoire[6]. Elle n'est pas susceptible d'une règle scientifique, d’un critère arith­mé­tique intrinsèque, elle est toujours l'effet d'une ap­pro­pria­tion. Sans doute elle n'est pas indépendante de la scène du mar­ché et de son ins­tabilité structurelle, en amont comme en aval. Et notam­ment en ceci que les salaires devront permettre la reproduction quoti­dienne des travail­leurs et de leurs familles, qui d'habitude, par l'effet même de la révolu­tion industrielle qui les a concentrés dans des grandes villes, n'ont plus des ressources agri­coles et de bétail pour l'autoconsommation, doivent donc acheter tout ce dont ils ont besoin. Mais ces be­soins, d'autre part, sont aussi aléatoires et n'ont pas de limi­tes : de par le jeu disséminant de la publicité elle-même des mar­ques, fomenté par la valeur d’usage (en vue de sa valorisation comme valeur d'échange), il y a tou­jours plus de choses à désirer acheter, à désirer voyager, etc. La distri­bution entre salaires et profits est donc toujours objet d'envies, plus ou moins envieuses (c’est ce que les marxis­tes appe­laient de “lutte de classes”), elle ne peut donc qu’être politique, cela a toujours été le cas pendant ces deux siècles d’industriali­sation capitaliste, à travers soit de grèves et de luttes plus ou moins sauva­ges, soit de concertations plus ou moins sous l’égide de l’État. C’est ce caractère essentiellement politique de l’économie qui, effet de la réduction, est gommé, effacé, par le libéralisme, donnant ‘bonne conscience’ – il s’agissant toujours de guerre - aux généraux, officiers et sous-officiers, aux cadres des grandes entreprises, dont le but est de s’enrichir, leurs salaires étant en règle négociés en coulisses.
10. L’impératif de la réduction des coûts (l’économie au sens le plus courant du mot, d’épargne) que l’on voit aujourd’hui généralisé – au nom sacro-saint de la compétitivité, c’est-à-dire de la compétition guerrière des capitaux – a ainsi une cible immédiate, évidente, les salaires de l’infanterie (ceux qui n’ont pas de parole à la guerre), voire leur licenciement et rembauche facilités, ‘flexibles’. L’autre cible concerne le domaine lui-même de la production, soumis à la compétence de l’ingénieur et non point de l’économiste gestionnaire ; l’ingénieur, on y a fait une allusion tantôt, joue lui aussi d’une réduction laboratoriale et du respectif aveuglement, concernant notamment tout ce qui a rapport à l’environnement, soit celui interne de la production et de ses conditions de travail, soit celui de l’extérieur, ce que l’on appelle la pollution. Ici, la pression de la réduction des coûts, ‘aveugle’ du point de vue de la science économique, se fait sur un autre aveuglement ‘scientifique’, le danger devient donc double. À parer donc politiquement, à corriger par d’autres critères, comme il arrive dans la confection des budgets nationaux ou municipaux, c’est-à-dire par des instances essentiellement locales, de plus en plus impuissantes toutefois devant la multi-nationnalité du capital et de la technologie.

L’aveuglement structural d’une science sociale qui se prend pour science de la société
11. Il faut insister : les gens peuvent être plus ou moins avisés, cet aveuglement est structurel à l’économie en tant que science, il a des effets sur ses hypothèses théoriques, sur ses façons de chercher les statistiques à tenir en compte ; il permet de comprendre, je crois, les différences de conception entre les acteurs autant économiques que politiques. La question qu’il faudrait soulever : peut-on, à défaut d’une sociologie qui soit science des sociétés globales et qui aurait servi de guide à l’économie en tant que science sociale, trouver des critères susceptibles d’un consensus scientifique autre que ceux d’une science ‘normale’ aveugle ? À l’instar, par exemple, de la science du droit, qui reçoit les questions sur lesquelles elle doit travailler – l’esclavage, l’avortement, la peine de mort, l’euthanasie, la pédophilie – du débat politique démocratique ; ce n’est pas à elle, science thérapeutique de la société, à décider des réponses à apporter. Soit un autre exemple de science thérapeutique. Admettons que la biologie soit une science positive, y comprise la biologie des mammifères humains... Il est clair que cet ajout rend tout de suite malaisée l’affirmation, car pour nous la biologie des mammifères humains est la médicine, et celle-ci, toute positive qu’elle soit, vise plus que la connaissance fondamentale en anatomie et physiologie humaines, elle vise leurs maladies, ayant pour but leurs guérisons singulières. Ce furent les maladies qui, depuis Hippocrate tout au moins, ont posé les questions aux­quelles la médicine tâche de répondre: personne ne niera, je crois, que la médicine soit une science essentiellement thérapeutique. Or, il se trouve que, dans les sociétés modernes, hôpitaux, indus­trie pharmaceutique, consultation médicale, cliniques en tout genre, sont parmi les unités locales d’habitation dont l’économie doit s’occuper, de leurs coûts, salaires, profits, etc. Depuis long­temps que les médecins savent que la nourriture, autant quantité que qualité, est essentielle pour la santé des populations : s’ils se trouvent devant une situation de faim accélérée, devant un chômage croissant, par exemple, dû à une crise économique très grave, on court le risque de voir se poser des problèmes de coûts insolubles qui ne feront qu’aggra­ver la crise. Si elle relève d’une crise économique, on ne peut pas prétendre que ce soit une question extérieure à la science économique : puisque celle-ci est une science qui a rapport à des gens qui mangent (comment justifier les salaires, par exemple, sans en tenir compte ?). C’est à dire que la faim est une question sociale qui se pose à l’économie avant même de se poser à la médicine.

La tâche de l’économie politique : maîtriser la loi de la guerre des capitaux
12. L‘éco-nomie’ doit être la science de l’habitation (oikos, en grec, maison), à travers la réduction opérée par la monnaie, de même que la médicine est la science de la santé à travers la réduction opérée par les laboratoires biochimiques. Il va de soi que je n’ai rien à dire de précis concernant ce qui doit être cette économie en tant que science thérapeutique de l’habitation humaine, de ses façons de tenir compte des questions écologiques, de la faim et de la pauvreté, de comment arriver à une maîtrise de la loi de la guerre en ce qui concerne celle du capital financier, mais il s’agira d’un tournant épistémologique dont on a un exemple historique récent, celui de l’économie politique de Keynes dans les années 30. On peut penser qu’il a vu venir la catastrophe, et que, ayant compris les leçons du New Deal de Roosevelt, il a tâché de repenser sa science dans le sens de ce qu’il fallait faire pour remédier à la crise[7]. « Il ne peut y avoir aucune règle générale, mais une analyse au coup par coup » disait Sapir, c’est le cas des sciences thérapeutiques, comme la médicine ou la jurisprudence, mais aussi des techniques du génie civil (ponts, barrages, routes, gratte-ciel). Il y aura sans doute déjà des jeunes économistes s’en occupant. En admettant toutefois qu’ils arrivent à des résultats susceptibles d’application thérapeutique, comment faire pour que cette conception nouvelle pénètre les universités à pensée unique, devienne politiquement dominante parmi les économistes? Cela semble très difficile ; un extrait d’une intervention du réputé économiste portugais Augusto Mateus dans un débat en 2005 permet de saisir la ‘cuirasse idéologique’ qui joue comme obstacle. “L’économie, a-t-il dit, a voulu devenir la physique des sciences sociales et l’a réussi, au sens que cette expression peut avoir : au niveau des sciences sociales, elle est celle qui réussit le mieux à formaliser, qui accorde plus d’attention au diagnostique et à l’obtention d’information, qui réussit à faire la meilleure paraphernalie de l’utilisation de la technologie, de la mathématique, des enquêtes, de l’analyse de données. [...] Elle est devenue parmi les sciences sociales celle qui réussit à dire les chose les plus globales, autant les plus intéressantes que les moins intéressantes”[8]. Combien plus difficile sera-t-il aux économistes de prétendre intervenir, en tant que savants, dans la guerre des capitaux ! L’exemple de Keynes appliqué après la catastrophe de 39-45 suggère comment il faudra, hélas !, une crise telle que tout le monde, les capitalistes aussi et surtout, comprennent que, tout comme alors, il va nous falloir le ‘nouvel esprit du capitalisme’ que Boltanski et Chia­pello ont préconisé.





[1] Japão. As duas faces do gigante, trad. port. par A.-P. Curado de l’édition américaine, What is Japan ? Contradictions and trans­formations (Kodan­sha America Inc., 1993), Difusão Cultural, Lisboa, 1994, p. 151 (début de la 4e partie).
[2] Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique. Essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Albin Michel, 2000, pp. 263-4, je souligne.
[3] Guerres civiles, révolutions et contre-révolutions, interventions diver­ses de la Sainte Alliance, recul européen de l’empire ottoman, nouvelles nations européennes, notamment l’Allemagne et l’Italie unifiées, Russie et États-Unis qui deviennent puissances mondiales, guerres ouvertes de l’Angle­terre et de la France en Asie, Inde ou Afrique (p. 24).
[4] Le nouvel esprit du capita­lisme, Gallimard, 1999.
[5] Jean-Joseph Goux, "Nu­mismatiques II", Tel Quel, nº 36, 1969. ‘Ancêtre’ de ma ‘phénoménologie’, qui l’a toutefois déplacé de Lacan à Derrida, et étendu aux biologies moléculaire et neuronale et à la physique-chimie.
[6] De même que les impôts, d’ailleurs.
[7] La désignation classique d’économie politique fait « référence, dit l’économiste canadien Gilles Dostaler, à une tradition plus multidisciplinaire d’approche des problèmes économiques et sociaux, par opposition à une approche plus fermée ou spécialisée qui postule que la société est composée d’une somme d’agents rationnels. […] On invite les économistes sur la place publique comme techniciens qui auraient une réponse technique à un problème technique [...] pouvant être traité mathématiquement et de façon déterministe. [...] Keynes a dé­noncé cette hypermathématisation; il disait que le cycle économique est un processus politique, social, psychologique, idéologique, tellement compli­qué qu’on ne peut le mettre en équation et dire: ‘voici! s’il se passe ceci, il va arriver cela...’ Keynes disait que l’économiste doit être humble comme un dentiste [un thérapeute!], un petit technicien. Or [...] aujourd’hui on donne à l’économie un statut analogue à la physique ou à la chimie ou à la biologie”. (“Qu’est-ce que l’économie politique? Entrevue de G. Dostaler”, Forgues et Thériault, in www.unites.uqam.ca./aep/dostaler.html).
[8] Il ajoutait toutefois: “je ne suis pas parmi ceux qui pensent que l’économie est au centre de quelque chose, mais parmi ceux qui pensent que nous avons un problème de fragmentation, que nous vivons dans une période de dialogue interdisciplinaire, qui est fort important.”

Force et énergie, c'est quoi?


Il faut les rapporter l’une à l’autre. Ce n’est pas une question de la seule Physique, c’est aussi une question de Phénoménologie

1. Le titre du chapitre 8 de Le jeu des sciences avec Heidegger et Derrrida sur les sciences de l’énergie et de la matière porte une prévention - ‘peut-être aussi’ - que ignorent ceux relatifs aux autres sciences, malgré que chez aucun de ces domaines il s’agisse de discuter sa ‘science’ avec le spécialiste, mais toujours de discuter philosophie: relative, non pas à chaque spécialité, bien entendu, mais à la conception théorique de la scène à laquelle cette science se réfère (et déjà le motif de scène est plus ou moins étranger aux spécialistes). Les concepts scientifiques sont nés historiquement des concepts philosophiques, de son modèle de savoir (c’est Socrate qui a inventé la définition et Aristote qui l'a divulguée) que les sciences ont reformulé par l’invention du laboratoire. Ils ont donc gardé ainsi une dimension philosophique, des rapports à d’autres concepts philosophiques ignorés par la rupture qui a donné naissance à chaque science. Ce rapport ignoré au contexte de sa naissance rend compte de l’aphorisme, inspiré de Letamendi : ‘un spécialiste qui ne connaît que sa spécialité, c’est sa spécialité elle-même qu’il ne connaît pas assez’. C’est pourquoi il semble inévitable que tout ‘spécialiste’ qui devienne lecteur de cette philosophie-avec-sciences puisse ressentir un malaise à sa lecture.
2. En Physique-Chimie, toutefois, la prévention devient plus significative, d’une part parce qu’il s’agit de la science la plus ancienne et à l’autorité la plus assurée, donc on peut présumer que leurs savants seront plus ‘difficiles’ à traiter si l’on veut discuter avec eux de ce qui leur concerne; d’autre part, par le fait que ce chapitre vient après celui des autres et après celui qui développe les quatre thèses d’ontologie décisives dans l’ensemble de l’œuvre. C'est-à-dire que non seulement la physique (et la chimie) cesse d’occuper la première place, principale, fondatrice, exemplaire, paradigmatique, dans la hiérarchie des sciences, mais dans la phénoménologie reformulée que l’on propose elle ne serait plus nécessaire, ne viendrait que pour ‘compléter l’ontologie’. Mais non, ce n’est pas tout à fait cela: car il a fallu l’intervention de Prigogine, en tant que scientifique et philosophe, dans le chapitre 2 consacré aux phénoménologues ; à la fin du même chapitre, la voiture automobile est le modèle partial offert à l’intelligence des mécanismes d’autonomie vivants; partial, puisqu’elle ne s’auto-reproduit: autant le rapport entre règles et aléatoire que le double bind de deux lois indissociables et inconciliables y devient plus clair.
3. Il faut s’attendre à ce que les physiciens soient parmi les moins intéressés par Le Jeu des Sciences avec Heidegger et Derrida et reprendre la prévention : il s’y agit de mettre en question, pour rendre compte de la phénoménologie de l’atome et de la molécule, leur conception ‘philosophique’ de ‘force’ et d’‘énergie’, en prenant appui sur leurs découvertes elles-mêmes, depuis Newton (lequel a d’ailleurs subi des physiciens du XXe siècle beaucoup d’attaques injustes, dans une sorte de revanche du savoir, comme lui-même avait assez malmené Aristote). Pour poser la question de savoir ce qui est une force, on peut partir du philosophe grec, notre Physique classique connaissant après le chapitre sur le mouvement (kinêsis, en grec), la Cinématique, un autre sur les forces, la Dynamique, dont le nom relève du grec dunamis qui, dans la Physique aristotélicienne, faisait couple avec un mot qu’Aristote avait lui-même forgé, energeia, dont le physicien anglais Young, au début du XIXe siècle, a fait notre ‘énergie’ (début du chapitre 13). Or, ce couple de motifs grecs était essentiel pour comprendre le mouvement : dunamis, c’est la force ou ‘puissance’ d’un corps pour l’effectivité d'une œuvre (ergon), en-ergeia ('acte', traduiront les latins), pour faire une maison, par exemple ; en bref, la force comme capacité devenait énergie dans l’acte. Force et énergie, si l’on peut dire sans anachronisme, se rapportaient l’une à l’autre - dans cette Physique qui a été la philosophie-avec-sciences des écoles européennes jusqu’au XVIIIe siècle – mais c’était d’abord pour rendre compte du mouvement des vivants : leur engendrement et leur corruption, leurs changements aussi, c’est-à-dire altération des qualités, croissance ou diminution de quantité, déplacement selon le lieu. Seul ce dernier a été retenu par Galilée et Newton, la Physique grecque étant d’abord (au service d’) une Biologie, mais aussi une Astronomie (le mouvement parfait des astres).
4. L’inertie de notre Physique a cassé le rapport entre dunamis et energeia et cessé de prendre le mouvement des vivants comme modèle: maintenant, c'est celui d’une force extérieure à un corps sans force propre (un coup de pied appliqué à un ballon, une boule de billard qui met une autre en mouvement), qui commence à se mouvoir, s’arrête ou change de vitesse selon, et se maintient ensuite dans ce nouvel état jusqu’à ce qu’une nouvelle force vienne l’altérer. L’équation de la future énergie - calculée selon la moitié du produit de la masse du corps par le carré de la vitesse – est toutefois dite théorème des forces vives (Leibniz), ce qui suggère que le rapport entre les deux n’est pas perdu, malgré l’extériorité de la force par rapport au corps en mouvement. D’autre part, la force de la gravitation, une force qui agit à distance, tout en étant comprise dans les équations, pose à Newton un problème, disons, d’interprétation : c’est à elle, en effet, que se rapporte son mot célèbre ‘hypothesim non fingo’, ‘je ne feins pas d’hypothèse’, c’est-à-dire que je suis incapable de la figurer, d’en faire la fiction ; en bref, il ne comprenait pas ce que c’est une force d’attraction à distance, sans doute parce qu’il tenait les forces, disons locales, du type ‘coup de pied’, d’action et réaction, comme modèle de compréhension. Feynman dans ses leçons de physique de 1961 disait que l'on ne savait toujours pas, ni l'énergie d'aillerus
5. La physique contemporaine a toutefois opéré une inversion en posant les trois forces fondamentales de l’univers (plus une quatrième, qui n’est pas de structure, donc moins fondamentale), les forces nucléaires, électromagnétiques et de la gravitation, qui en principe devraient devenir le modèle même de la force ; malgré leur banalité, les forces ‘locales’ sont dérivées, il semble qu’elles ne sont apparues qu’avec les vivants (voir mon chapitre 14). La question est celle de savoir si nous comprenons le caractère d’attraction à distance de ces forces fondamentales qui a tant surpris Newton. Prenons l’exemple du moteur de la voiture ((http://www.philosophieavecsciences.blogspot.com/Manifeste, §§ 20-21). Il y a une explosion d’énergie qui pousse le piston et donne le mouvement à la voiture, mais qu’en est-il de ‘force’ ? Il y en a de deux types : l’une, c’est la force électromagnétique qui liait les atomes d’essence en état liquide et que l’étincelle a eu comme conséquence de délier, avec passage à l’état gazeux ; l’autre, c’est la force du parois du cylindre qui retient les molécules du gaz. Les deux types se rapportent essentiellement à l’énergie, n’en sont point séparables. De même, on peut poser que la force nucléaire lie, retient les protons et les neutrons (les ‘attire’ ?), les empêche en tout cas de partir, de céder aux forces électromagnétiques des transformations chimiques (qui, elles, n’attirent que des électrons) et aux forces de gravitation. La force nucléaire retient les protons et neutrons, ils ne sont pas passibles ni de chimie ni des forces de gravitation. Celles-ci attirent les graves, solides, liquides ou gazeux dans notre planète, de même que les astres les uns vers les autres. Tandis que déliés, les molécules de gaz et protons et neutrons partent à toute vitesse, en tant qu'énergie qui n'est plus retenue par des forces. En bref, si l’on revient à notre moteur, on est amené à comprendre la force comme attraction, rétention, liaison, et l’énergie, comme explosion, expansion, dissémination, et qu’elles sont corrélatives.
6. Telle est la double proposition qu’il a fallu tenir pour être en mesure de décrire phénoménologiquement le champ de la physique et chimie à la façon des descriptions des champs des vivants, des sociétés humaines, du langage et du psychisme. La thèse de Derrida qui me guide ici dit qu’il faut déconstruire toute séparation philosophique - ou opposition conceptuelle, c’est la même chose - en tant que métaphysique. On pourrait dès lors conjecturer que ces deux ‘points aveugles’ de la physique newtonienne, force d’attraction à distance et expansion énergétique, relèveraient de définitions axiomatiques nécessaires à la physique, que l’on ne saurait expliquer à partir d’autres mais qui rendent possible d’expliquer ce qui s’en suit. En tout cas, la phénoménologie cherchée est partie de là, qu’il faille comprendre ensemble ces deux ‘inimaginables’ de chez Newton, la force et l’énergie, pour que l’atome et la molécule soient justiciables de l’ontologie proposée à partir des autres domaines scientifiques. En partant de la notion d’explosion (qui est peut-être le plus intéressant de l’hypothèse du Big Bang, à penser comme des forces qui se délient et laissent partir l’énergie), on propose donc que l’énergie est d’elle-même explosion, expansion, dissipation, entropie (au sens classique), et que la force est ce qui la retient, protons et neutrons au niveau nucléaire de l’atome, électrons au niveau de l’atome et de la molécule, graves et astres au niveau macroscopique en général. Donc la rétention des énergies (depuis la dimension des particules à celles des astres) serait la condition pour qu’il y ait de la matière, des atomes et des molécules, les plus petites assemblages capables de s’assembler à des niveaux plus complexes. La difficulté de la mécanique quantique et de ses particules serait due à ce qu’elles ne sont pas des ‘assemblages’, que de l’énergie déliée des forces qui la retenaient. Question: est-ce possible en laboratoire (accélérateur de particules?) de créer des atomes d'hydrogène avec des protons, neutrons et électrons? C'est-à-dire, on arrive à délier des forces nucléaires et électromagnétiques, en provoquant des explosions, et l'on ne peut pas les lier, revenir en arrière? Comment donc cela se sera-t-il passé après le big Bang?
1-3.1.2008