segunda-feira, 11 de agosto de 2008

Construction et déconstruction du MONOTHEISME EUROPÉEN

Du Monothéisme comme exception
Bible: la séparation de Dieu
Philosophie: la définition sépare
Universalité et traduction
Sans monothéisme pas d'Europe
Technique: le retour du séparé
La mort de Dieu
Les croyants
Appendice I - Le Pentateuque a commencé par le Deutéronome
Appendice II - Comment Platon a rompu avec Socrate dans la République


Le Monothéisme européen,
on en est habitué,
et cependant il ne va pas de soi.

Deux figures, fort étrangères l'une à l'autre,
co-habitent en lui.
Un Dieu Guerrier, des vieux mythes des Hébreux,
intervint dans l'histoire de ce petit peuple
de par des prophètes,
puis devint silencieux.
Un Premier Moteur,
pensé par un philosophe grec qui ne croyait plus aux mythes,
donne son impulsion au mouvement des astres,
mais reste immobile et autarcique,
sans rien savoir de ce qu'il y a en dehors de lui.

Tout opposait ces deux figures célestes, que rien ne rapprochait.
Si ce n'était un certain parallèle philosophique
entre deux écritures:
celle du prophète anonyme qui écrivit le livre dit Deutéronome, dont les autres livres du Pentateuque s'ensuivirent,
celle de l'école socratique de philosophie.
Ces écritures sont toutefois aussi fort différentes,
l'une,
écrite à beaucoup de mains pendant plusieurs siècles,
étale des récits mythiques et historiques,
l'autre,
plutôt gnoséologique et se méfiant du temporel,
cherche à saisir ce qui reste le même
en-deçà des changements que les récits racontent.

Une geste formelle commune aux deux écritures
- qui répond de ce que Heidegger a nommé ontothéologique -
peut rendre compte de cette hautement improbable rencontre entre prophètes hébreux et philosophes grecs
aux sources du Monothéisme européen.



Du Monothéisme comme exception

1. Le Dieu monothéiste de l'Occident est une exception histo­rique, issue de la rencontre - improbable - dans la théologie chré­tienne de l'écriture du Pentateuque (les cinq premiers livres de la Bible hébraï­que) et de la Physique d'Aristote. On tâchera ici d'in­diquer quelques grands traits philosophiques de sa constitu­tion, qui pourront aussi ren­dre compte de sa postérieure décons­truc­tion moderne, dite sécularisa­tion ou 'mort de Dieu'.
2. Il faut d'abord refuser ce que l'on peut appeler l'obscuran­tisme des Modernes qui ont voulu "expliquer" la religion (des Autres), structure essentielle de toute société humaine jusqu'à ré­cemment, par des peurs ancestrales, ou par une pré-logique plus ou moins infantile, ou par quelque projection imaginaire feuer­ba­chienne ou tout autre man­que dont nous seuls serions affran­chis. Ce type d'explication des socié­tés autres est plutôt in­dice d'igno­rance, y compris concernant nos so­ciétés à nous. On ne comprendra ceux qui nous sont étrangers que là où ils sont des proches, quand leur étrangeté aura des similitudes structurales chez nous.

Bible: la séparation de Dieu

3. Aucune société ne peut survivre qu'en transmettant d’ancêtres en descendants le système des usages qui lui a permis d'arriver là: la re­production de ce système dans son territoire pourrait même servir à dé­finir cette société. Ces usages - à origi­ne perdue dans le temps, testés comme valables par l'existence même, plus ou moins féconde, de la société, ces usages dont la ré­pétition stricte et demandant de l'habileté est sa raison de (sur)vivre - tiennent leur efficacité 'actuelle' des ancê­tres que la mort a em­porté et que des êtres surnaturels et immortels - très variables, selon les sociétés - suppléent. Leurs mythes d'autre part répètent que la fécondité surabondante et précieuse (des champs, des troupeaux, des femmes, des maisons) n'est jamais susceptible de maî­trise par le travail des humains. En effet, la bénédiction escomptée par la répétition des rituels (à relire scru­puleusement, selon l'étymologie du mot latin 'religio', relegere) recèle en elle la malédiction. L'enfant qui naît est la plus grande bénédiction d'une maison: né dans un bain de sang (le sang versé indique la mort), il mourra un jour et travaillera dur la terre pour que celle-ci le comble de ses fécondités; le chap. 3 de Genèse in­ter­prétera ce mélange de vie et de mort (la mortalité, les dou­leurs de l'accou­chement, la peine au travail) comme des châti­ments d'une transgression originelle: le mal venait donc des hu­mains. Dans la béné(malé)diction on a ainsi séparé le bien et le mal. Comme Platon le fera aussi, tout autre­ment bien sûr, en po­sant l'Idée éter­nel­le de Bien.
4. Cette séparation du Bien et du Mal est indissociable de celle du Dieu des Hébreux dans le Pentateuque, écrit, selon des travaux ré­cents, bien plus tard qu'on ne le croyait, sous la pous­sée du grand mouvement prophétique (l'argument décisif: aucun des prophètes, dès le siècle VIIIe av. J.C. au VIe, d'Amos et Isaïe à Ezéchiel, ne cite Abraham, Jacob, la promesse, ni Moïse, l'allian­ce au désert, la loi). Le premier livre à avoir été écrit, vers 640 av. J.C., a été ce­lui du Deutéronome (chap. 5-29), qui, environ 350 ans après l'instauration de la monarchie da­vidi­que, fictionne l'octroi de la Loi au désert et l'alliance entre Yahvé et les ancêtres du peuple hébreu, avant leur entrée en Palestine: la loi éthique du Bien, à être accomplie par chaque Israélite de tout son cœur, y est po­sée comme antérieure aux usages ancestraux concernant la béné(malé)diction de la terre, laquelle revient donc au seul Yahvé (tandis qu'ailleurs, la règle est celle du polythéisme des dons, les bons et les mauvais). Cette alliance ouvre sur une ré­forme de justice sociale qui place l'obligation d'assistance aux veuves, or­phelins et émigrés, à ceux qui n'ont pas de maison, au cœur de l'al­liance: "qu'il n'y ait donc pas de pauvre chez toi" (15,4). En plus du droit com­mun (chap. 19-25), elle instaure une sorte de droit 'constitution­nel' de l'alliance (chap. 12-18) qui centre le culte juif dans le seul Temple royal de Jéru­salem et abolit tous les sanc­tuaires régio­naux. Le 'mono' de mono­théisme est ainsi en rapport avec celui de monar­chie (tandis que dans les religions indo-euro­péennes, selon Dumézil, la fonc­tion souveraine et sacerdotale compose avec celle des guerriers et avec celle des pay­sans). Les autres livres du Pentateuque, écrits après l'exil de Babylone, re­mettent en ques­tion ce rapport Dieu/Roi, Yahvé le Séparé (ou le Saint) se haussant très net­tement au-dessus de la Monarchie, de la Terre et de sa fé­condité, des pre­miers Ancêtres, des autres Nations, de­venant en­fin le créateur du Ciel et de la Terre. Cette première page de la Bible, si célèbre, a été l'une des dernières à avoir été écrite, et c'est toute notre difficulté de com­préhension, comme si l'ensem­ble avait été écrit à rebours, "le Dieu de ton Père" (Gn 46,3 et Ex 3,6) étant effacé d'avance par cette figu­re, anthropologi­quement impossible, deve­nue fami­lière à tout lecteur de la Bible, celle d'un Dieu-sans-peuple qui s'en choisit un à partir du chap. 12 de Genèse, et qu'en Exode re­part à zéro avec Moïse.
5. La réforme deutéronomiste n'ayant pas abouti, Israël ne cessant d'être sous la domination successive des grands empires, de Babylone à Rome, le mouvement autour de Jésus hérite d'une perspective messiani­co-apocalyptique qui délaisse le côté politi­que de la promesse prophéti­que et croit, selon les tous premiers textes chrétiens, que la fin des temps approche, avant la fin de la géné­ration contemporaine (Marc chap. 13, I épître aux Thessa­loniciens, chap. 4, 13-18). Cela n'étant pas arrivé, d'autres textes (Luc, etc.) essayent d'asseoir une espérance plus longue, mais qui ne sera possible que par le travail de Paul de déjudéisa­tion de son message (quittant le Temple et la Loi) pour pas­ser de la dias­pora juive au monde hellénistique: oubliant tout le récit palesti­nien de Jésus, il ne prêchera que la mort et la résur­rection du Christ et l'amour à outrance, le partage ecclésial entre des 'fous' et des 'pauvres'.

Philosophie: la définition sépare

6. Il faut maintenant faire attention à l'autre pilier du Dieu occiden­tal, la philosophie grecque de l'école socratique. Les livres II-IV,VIII-IX de la République de Platon rompent avec le Socrate du livre I sur la justice, en développant, après la débâcle de la démocratie athé­nienne, une fiction de cité juste que les livres V-VII,X compléteront plus tard par son ordonnance autour de la théorie des Idées éternelles et de l'âme innée et immortelle. L'Idée de Bien deve­nant dans les derniers textes, notamment le Timée, le Démiurge façonnant le cosmos, il semble y avoir ainsi un parallèle saisissant entre les deux écritures, celle des prophè­tes hébraïques et celle des philosophes grecques, et de leur por­tée vers le Bien d'une so­ciété juste. Mais il faudra la Physique d'Aris­tote pour établir le parallèle métaphysique avec la création biblique qui prévaudra. La définition, d'une part, séparera chaque étant vivant - dé­fini dans son ousia (substance-essence) - de la Physis (Nature), c'est à dire, de la Terre, de sa puissance (cachée) de fécondité: qui le donne et le nourrit; d'autre part, elle deman­dera, par le biais de la causalité gno­séologique, qu'un Premier Moteur soit au principe de tout étant, mais tellement sé­paré qu'il ne connaît même pas ce monde sous-lunaire dont il est l'origine.

Universalité et traduction

7. Or, il se trouve que Juifs et Grecs sont des peuples endoga­mi­ques qui ne se mélangent pas aux autres, païens ou barbares; ce seront des défaites guerrières qui pousseront les uns à la Diaspora, les autres à l'Hellénisme, où le Christianisme se déve­loppera comme troi­sième grande étape de cette histoire du Dieu occidental, celle de l'universalité (ou catholicité) au-dessus des langues et des autres usages particu­liers de chaque peuple. Ce mouvement de traduc­tion se trouve d'une part dans l'écriture par des écrivains juifs du nouveau Testament en langue grecque, il est raconté d'autre part dans le mythe des langues de feu de la Pentecôte, quand une foule d'étrangers écoute Pierre prêcher dans leurs langues à eux (Actes des Apôtres, chap. 2). En termes de la philosophie grecque, cette uni­versalité est toutefois apo­rétique avec le carac­tère historique, donc contin­gent, de l'événe­ment Jésus et de toute la Bible (l'histoire, en phi­losophie, c'est de l'accidentel); l'aporie sera 'résolue' dans les dogmes trinitaire et christologique, qui, toutefois, ti­rent Jésus du côté du divin (voir le Credo, d'où l'historique est presque dispa­ru), tandis que l'Église exhibait fort bien le côté humain de son histoire, en contraste avec une "foi" dont le dis­cours a su utiliser les motifs grecs pour se détemporaliser, s'éter­niser.

Sans monothéisme pas d'Europe

8. En Occident, cette Église devient romaine, à la place de l'empire agonisant. C'est très impérialement, en effet, en contraste avec l'apôtre Paul (Ie épître aux Corinthiens, chap. 1, 17-25), que nos ancêtres païens-barbares seront christianisés de façon plus ou moins violente (plus tard, la machine capitaliste s'univer­salisera elle aussi impérialement).
9. La théologie chrétienne, d'abord platonicienne et, de par Augus­tin d'Hippone, adéquate à un christianisme de moines, guer­riers et pay­sans, a subi une transformation décisive au XIIIe siècle, notamment par l'écriture de Thomas d'Acquin, qui a réussi à rendre Aristote le maître-école de l'Europe à venir. C'est à sa Somme Théologique que l'on doit l'ultimation du monothéisme philosophique, l'instauration d'un De Deo uno à côté du tradition­nel De Deo trino, duquel Occam développera des conséquences augustiniennes.
10. On peut en effet comprendre son nominalisme comme le lieu tex­tuel où tout ce travail bimillénaire d'écriture et de pensée aboutit, dans le dessin enfin à l'état pur de ce que Heidegger a appelé ontothéologie. Le Premier Moteur y fait un, indiscer­na­blement, avec le Dieu créateur de la Bible: il est la cause pre­mière et dernière de tout vivant, de toute chose, qu'il connaît di­recte­ment sans concept ni essence, dans sa singu­larité; et puis, et sur­tout peut-être, il est éternellement présent à l'âme de tout chré­tien, plus profondément que dans l'Horeb du Deutéronome où il fallait Moïse en médiateur, de même que la représentation philo­so­phique dans l'âme, et bientôt dans le sujet, deviendra possible, sans passage obligatoire par la média­tion empirique et sensi­ble: c’est notre ‘idée’ familière, l'intention, le concept, la signi­fica­tion du signe sans le langage.
11. C'est cela l'ontothéologie la plus extrême, celle de Luther, illus­trée tout aussi bien chez un Descartes, un Malebranche, un Berkeley. Cela veut dire qu'on ne serait pas l'Eu­rope sans cela: la philosophie grecque, sans laquelle la Modernité serait inconceva­ble, nous a été transmise par la théologie chré­tienne, ses motifs majeurs par la prédi­cation paroissiale. C'est pourquoi on ne peut pas être naïvement 'con­tre' l'idéalisme, 'con­tre' le christianisme, 'contre' Dieu, nous en som­mes les héri­tiers, en mélange avec d'autres ancêtres plus récents. Tou­tefois ce motif d'héritage ne vaut que 'contre' l'idéalisme de la repré­sen­ta­tion européenne, il présuppose le poids historique des mots philo­sophiques dans nos langues.
12. Or, c'est la représen­ta­tion qui a rendu possible la rupture de la physique de Galilée et de Newton d'avec l'aristotélisme, ruptu­re où se jouent plusieurs facteurs. D'une part, cette 'pré­sence' de l'éternité di­vine permet que le temps linéaire, tout en restant du côté de l'acciden­tel, puisse être pris comme une dimension mesu­rable à l'instar de la mesure traditionnelle de la terre (qui avait donné son nom à la géomé­trie) ou de l'espace, lequel cesse d'être le lieu des choses, devient ex­tension. Ils se prêtent ainsi au tra­vail du mathémati­que, de l'algébrique, dont l'inven­tion, à la même époque, de la notation en fait une écriture universel­le, sus­ceptible de jouer dans chaque langue sans en être tou­chée, gar­dant indemne son caractère essentiellement opératoire. Temps et espace se prêtent tout autant à la mensu­ration de l'expéri­menta­tion technique par ces vrais artisans qui sont les deux grands physiciens. Chez eux, l'universel et le contingent se noueront in­dissociablement: comme s'il s'agissait d'un déplacement très re­tors où l'aporie théologi­que trouvait une vraie 'solution', mais sé­cularisée, comme Kant, ce philosophe plus newtonien que Newton, l'a compris le premier. Tout en res­tant dans la matrice de l'onto­theologie, ce sont bien pourtant ses angles structuraux qui sont congédiés: en ce qui concerne Dieu, l'âme, la chose-elle-même-substance-essence, la raison pure, critique, n'en sait rien.
13. Congédié, ce triumvirat avait toutefois rendu un autre type de service inestimable à cette si ingrate science moderne: en ren­dant jadis la dignité d'une âme aux femmes et aux esclaves de la fin de l'empire, c'est leur travail, le travail de leurs mains, qui a aussi été dignifié, comme jamais chez les Grecs-qui-philoso­phaient, ni chez les nobles-guerriers. La bourgeoisie des bourgs (dont Marx fait l'éloge que l'on sait dans le Manifeste) relève de cette dignification chrétienne du travail bien fait comme soin des choses, des instruments, de leur usage, sans quoi Galilée et New­ton n'auraient été possibles (Archimède, par exem­ple, n'a rien écrit sur sa science d'ingénieur parce qu'utile, donc vile et merce­naire).

Technique: le retour du séparé

14. La technique des machines, issue des sciences physiques et chi­miques, est le retour inattendu du séparé des deux écritures de jadis, universelle-et-historique à la fois. Universelle, car elle se répand dans tous les pays, en faisant fi de leurs langues et diffé­rents usages, rem­plaçant ceux-ci et tendant à l'uniformisation que l'on sait, en exhibant toutefois, dans leur 'made in USA' ou 'made in Japan', dans leurs marques, modèles et modes, son caractère essentiellement historique. Retour inattendu, car la séparation du Dieu biblique comme celle des âmes intellectuelles était guidée par des préoccupations éthiques et ont laissé dédaigneusement dans les maisons les usages techniques que le sacré de la répéti­tion ancestrale protégeait, disons. Les détours occi­den­taux dont on a signalé quelques uns ont ainsi abouti à une transfor­ma­tion généralisée et galopante des usages comme l'on n'avait jamais vu. Et c'est où se sont produit les plus grandes ruptures des Moder­nes d'a­vec leurs ancêtres: la mort de Dieu, on l'aura com­pris. On pourra peut-être y déceler trois vagues. Celle concernant le monde intellectuel: la réforme de l'enseignement au début du XIXe siècle, y introduisant les jeunes sciences et en chassant Aristote de son rôle séculaire. Celle concernant l'exode rural vers les nouvelles indus­tries de ceux que l'on dira prolétaires (sans rien d'autre que leur 'prole', leurs enfants à nourrir), coupés des usages des villages abandonnés. Celle enfin de l'après guerre, des années 50 et 60, quand les voitures et toute sorte de machines et électrodomesti­ques ont changé de fond en comble les usa­ges quotidiens et promu femmes et jeunes au rang de citoyens. Dans ces trois cas, le fils ne fait plus comme son père, la fille comme sa mère, le sacré ances­tral en subit le coup le plus fort.
15. Nous n'en sommes toutefois pas si différents que cela, car notre culture elle aussi, nos usages, c'est un héritage que nous n'avons pas inventé, que nous avons reçu de nos ancêtres, mais historiques mainte­nant, dont on connaît les noms et les lieux d'origine, parfois ils sont encore vivants, voire plus jeunes que nous, ces ancêtres. Une voiture que je conduis, un poème que je lis: je répète en pilote les gestes que l'ingénieur a proposé, je 'suis', le temps de sa lecture, le même texte que le poète a écrit. La différence donc c'est que nous faisons l'histoire de notre cultu­re, au lieu des mythes d'au­trefois. Même pour la langue, usage majeur qui n'a aucune autre justification que son ancestralité, elle est reélaborée constamment avec nos littératures et les traduc­tions ve­nues d'autres cultures, avec les changements des savoirs qu'elle char­rie.

La mort de Dieu

16. La tradition politique est un héritage aussi. La démocratie, sans doute, venue des Grecs, mais il y a plus. Si le plus proche an­cêtre de Marx est Hegel, le marxisme n'aurait été possible là où il rompt avec l'hégélianisme, dans la révolution elle-même, sans les deux vieux tex­tes de réforme sociale, le Deutéronome et la Ré­publique, sans leur souci de justice, sans le "qu'il n'y ait pas de pauvre chez toi" du pre­mier et l'abolition de la propriété privée du second, quoi qu'il en soit des 'opinions' de Marx sur eux. Que les impasses politiques de ces textes aient pu durer plus de vingt siècles jusqu'à ce qu'ils trouvent enfin un grand héritier lors que les conditions techniques et politiques sont devenues favorables n'est que l'une des énigmes de cette histoire humaine d'héritages. Qui semble confirmée par le fait qu'aucune des grandes civilisa­tions asiatiques soit arrivé à la modernité sans passer par l'im­portation de la technique occidentale; leurs écritures de rupture avec le sacré mythique n'auraient pas réussi à dépasser le niveau des expériences spirituelles d'un chacun.
17. Tout se passe ainsi comme si le Dieu monothéiste avait été le re­lais entre le sacré ancestral d'antan et notre culture moderne et techni­que. Car il a été lui-même l'un des fruits des écritures hébraïque et grecque, c'est à dire de gestes qui étaient déjà mo­dernes, qui faisaient une rupture critique d'avec la mythologie ancestrale, l'un sous forme de narrative historique globale, l'autre sous forme gnoséologique; l'un des paradoxes de l'histoire racon­tée ici c'est que la raison astronomique et physique de Galilée ait du mettre en question ces premières grandes 'raisons moder­nes' de jadis qui l'avaient pourtant rendu possible: parce que le chris­tianisme, moderne dans sa genèse, est devenu sacré, reli­gion du Moyen-Âge, et qu'Aristote n'était pas adéquat aux ma­chines.
18. La mort de Dieu c'est donc la laïcité moderne, la sécularisa­tion. Les églises chrétiennes elles-mêmes ont été poussées, non sans forte résistance, aux 'aggiornamenti', c'est à dire à tâcher de remplacer les vieux mécanismes de réception et éducation reli­gieuse des enfants par des institutions de culture moderne de la foi, en tenant donc compte de la nouveauté des temps sécularisés. La foi chrétienne semble acculée à être intellectuellement culti­vée pour pouvoir durer et témoigner, à ne plus pouvoir compter avec le paradigme de la chrétienté sociologique qui soutenait, par exemple, les preuves thomistes de l'existence de Dieu, ancrées dans une civilisation de maisons agricoles, terminant toutes par une incise du type "et ceci nous le disons Dieu".
19. Dieu n'a pas été, comme on disait naguère, le 'bouche-trous' des causes nécessaires que les scien­ces venaient remplacer: car s'il y avait quelque chose à boucher, c'était du côté de l'immotivé, de l'aléatoire, des événements; Dieu aura été plutôt l'empêcheur de la con­tingence, du ha­sard, du sans-pourquoi, sans-rai­son-né­ces­saire, le premier et la fin, celui qui arrête le jeu, la multiplicité des dons, la béné(malé)diction de la Terre.

Les croyants

20. Comment peut-on penser que la question se posera doréna­vant pour les croyants? Ils sont des témoins. Toute parole, à sa source, relève du témoignage: 'je te parle, crois-moi'. C'est sur l'expérience de foi des témoins qu'il faudrait tabler, liée à une pratique de parta­ge et de solidarité qui, pauvre par ces moyens, se révèle d'elle-même bien fé­conde au-delà de cette pauvreté. Expérience à articu­ler avec une lecture exigeante de l'histoire du christianisme, sans la­quelle on tomberait dans les pièges des sectes charismatiques dé­boussolées. Cette histoire mon­tre que le christianisme relè­ve, lui aussi, de la béné(malé)diction: d'une tradition de sainteté, de mystique, de pensée théologique, d'es­thétique, d'action sociale, etc., très forte et féconde, d'une part, de rigidités mo­rales et d'orthodoxies religieuses terribles, dont l'In­quisition offre le visa­ge le plus hideux, d'autre part. Encore une fois, devant cette his­toire, on ne peut être ni tout à fait 'pour' ni tout à fait 'contre'.
21. On pourrait peut-être poser cette question: pour faire droit au meilleur de ce que le christianisme a produit comme sainteté et exigence éthique, comme fécondité inouïe de moyens d'action très démunis, ou bien encore ses phénomènes mystiques qui ont poussé l'humain au-delà de ses limites plus peut-être que toute autre expérience, pour compren­dre ce côté prodigieux de la tra­dition qui se réclame de Jésus Christ, faut-il croire en Dieu? La suspension de cette croyance (à l'instar du Boudhisme), et donc aussi de celle la résurrection des morts, laissées comme le noyau dur de la foi départageant les croyants des non-croyants, ne pourrait-elle permettre d'enrichir notre compréhension des pos­sibilités humaines? Le témoignage des croyants rejoindrait le concert si diversifié des témoins de la vie et de la justice, sans que personne ait le premier ou le dernier mot. Dans un certain sens, on peut dire que c’est cette suspension de l’existence et de l’essence de Dieu que l’œu­vre philosophique de Lévinas tend à rendre possible. Voici comment il dit ce que Dieu fait à ses témoins: "Il est Bien en un sens éminent très précis que voici: Il ne me comble pas de biens, mais m'as­treint à la bonté, meilleure que les biens à recevoir" (De Dieu qui vient à l'idée, p. 114).

Appendice I - Le Pentateuque a commencé par le Deutéronome

22. Il faut savoir qu'il y a deux Bibles, l'hébraïque et la chrétienne. Il ne s'agit pas de l'Ancien et du Nouveau Testament: ceci est la Bible chrétienne. La Bible hébraïque c'est autre chose, difficile sans doute à comprendre par un chrétien: c'est la Bible des Juifs d'aujourd'hui, c'est à dire, la Bible 'sans' le christianisme. Ce 'sans', il faut le lire à l'anglaise, comme Derrida le fait quelque part (par rapport à autre chose): 'without'. C'est à dire qu'il ne manque rien à la Bible hebraïque, elle est la Bible 'avec' (with) l'absence (out) du christianisme. Sans doute que le nouveau Testament, en ajoutant sûrement des choses importantes à la Bible hébraïque, lui aura toutefois enlevé d'autres choses, l'a appauvrie; du coup, il s'en est appauvri également. Restituer, autant que possible, cette Bible hébraïque, est donc nécessaire pour entendre sa textualité spécifique. La tâche est aujourd'hui facilitée, après les travaux de la nouvelle exégèse chrétienne autour du Pentateuque (Tora ou Loi) depuis le milieu des années 1970, protestante et de langue allemande surtout, comme d'habitude, qui questionne la genèse de l'écriture des cinq premiers livres de la Bible.
23. La thèse qui a dominé depuis la fin du 19e siècle, due notamment à J. Wellhausen (1844-1918), est celle des quatre documents: le yahviste (J), l'élohiste (E), le deutéronomiste (D) et le sacerdotal (P). Les cinq livres auraient été écrits dans l'ordre actuel (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome), malgré les ajouts postérieurs (le Lévitique, par exemple, serait entièrement postérieur): a) le J à partir de Salomon, moitié du 10e siècle av. J.-C.; b) le E après la première génération de prophètes écrivains (Amos, Osée, Isaïe), deuxième moitié du 8e siècle; c) le D à l'époque du roi Josias, deuxième moitié du 7e siècle; et enfin le P après le retour de l'exil, fin du 6e siècle, qui aurait assuré la clôture finale. C'est cette hypothèse qui est en train d'être bouleversée ces dernières 30 années.
24. Soit un exemple. Gn 12.1-5, après la présentation du père d'Abram et de ses frères, dit: 'Yahvé dit à Abram: 'quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom, qui servira de bénédiction'. Abram partit, comme lui avait dit Yahvé, et Lot partit avec lui. Abram avait soixante-quinze ans lors qu'il quitta Harân. Abram prit sa femme Saraï, son neveu Lot, tout l'avoir qu'ils avaient amassé et le personnel qu'ils avaient acquis à Harân; ils se mirent en route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent' (traduction Bible de Jérusalem). C'est un texte célèbre, d'une très grande force: il suffit de songer au plus élémentaire savoir anthropologique, où la religion de chaque peuple a pris la forme qu'elle a dans un rapport indissociable avec la transmission de ses usages de génération en génération, d'ancêtres en descendants. Il est autant impensable un peuple sans ses Dieux que le cas ici, celui d'un Dieu sans peuple (la vocation de Moïse, en Exode 3, a une configuration pareille). Ce Dieu prend l'initiative de séparer la maison d'Abram de son Dieu (cf Gn 31.53) et de lui promettre une descendance énorme, telle celle qui est la population du royaume de Salomon. Un Dieu sans rapport à des ancêtres fait le projet de se créer un peuple à lui, dont Abram aurait été le premier ancêtre, qui a dû couper les ponts avec ses ancêtres à lui. C'est donc une remarquable pièce d'ingénierie théologique!
25. Grand étonnement! Ni Amos, ni Osée, ni Isaïe (1-23,28-39), ni Michée, ni Jérémie, aucun des grands Prophètes écrivains du 8e au 6e siècle ne connaît Abraham, ne cite son nom. Le premier à le faire, Ézéchiel (33.24), le fait en termes critiques concernant la confiance des Israélites restés au pays lors de l'exil dans le mythe de leur ancêtre: le prophète ignore donc totalement la promesse de Yahvé que l'on vient de lire, elle n'était donc pas écrite de son temps. C'est pareil pour tout ce qui racontent les cinq premiers livres de la Bible: ces prophètes ignorent la création, Adam et Ève, le déluge, Abraham, Isaac et Jacob, la sortie d'Egypte, l'alliance du Sinaï, Moïse. Quand il y en a des références, elles sont critiques, négatives (Os 12.3-5, 13 pour Jacob), ou fort différentes (Ez 14.14 e 20, Jer 15.1, Os 12.14, Jz 11.15-27, 2 Reis 17.7-23, Dt 6.20-24 et 26.6-9, Ez 20). Étonnante ignorance, celle des Prophètes. Ou c'est la nôtre? C'est bien nous, lecteurs (anciens et modernes) qui sommes équivoqués: la théologie de ces récits mythiques du Pentateuque (soit celle des discours mis dans la bouche de leurs personnages, soit celle des conclusions du narrateur, soit encore dans leur composition) n'a été possible qu'en dépendance de la théologie des Prophètes eux-mêmes. Ce furent eux qui ont produit le travail théologique qui a rendu possible la rédaction postérieure de ces premiers textes de la Bible, bien plus tardifs que ne le pensait Wellhausen. Il faut donc penser que ces traditions existaient déjà, tout au moins dans un stade oral, elles avaient une fonction religieuse, mythique, et ont été critiquées théologiquement par les Prophètes, dont il en reste des traces. "Il faut comprendre le prophétisme classique, écrit A. de Pury en résumant la pensée de H. H. Schmid, non pas comme un retour à une religion prémonarchique (comme le pensait Von Rad), mais comme le questionnement de la religion nationale et royale au nom d'une conception nouvelle du rapport entre Yahvé et Israël" (Pury, A. de (ed.), Le Pentateuque en question. Les origines et la composition des cinq premiers livres de la Bible à la lumière des recherches récentes, Labor et Fides, 1989, p. 60). Ce sont donc les Prophètes qui sont au début de la Bible hébraïque, la Loi ou Tora est venue à leur suite. La première Loi à avoir été écrite a été la deuxième, le deutéro- (seconde, en grec) -nome (loi), sans doute à l'époque de Josias (640-610 AC), quelques 50 ans avant l'exil de Baylone. C'est une fort extraordinaire scène fiction d'un grand discours de Moïse (pour l'essentiel, les chapitres 5-6, 11-26, le reste est postérieur) dans le désert de Moab, au-delà du Jourdain, en face de Canaan, scène supposée avant l'invasion selon le commandement de Josué, que le livre avec ce nom raconte tout autant fictivement. Tout le reste du Pentateuque a été écrit après l'exil, voire la rédaction sacerdotale après le retour.
26. La belle conclusion: on peut appeler, de façon générale, prophétique le mouvement de tous ces écrivains de la Bible, textes prophétiques proprement dits et textes narratifs et legislatifs. Et ces Prophètes offrent un parallèle saisissant avec les Philosophes, les auteurs des textes philosophes grecs.

Appendice II - Comment Platon a rompu avec Socrate dans la République

27. Les érudits discutent sans fin le rapport de Platon à Socrate, mais je crois qu'il peut être assez bien posé dans ses grandes lignes par une visite rapide à la composition de la République, visite que nous ouvrirons par une métaphore. Le prêt-à-vêtir n'est devenu courant qu'après la guerre de 1939-45, jusque là les mères des familles nombreuses, dont la mienne, devaient souvent augmenter les vieux gilets en laine de ses gosses, l'art de ce tricot étant d'enjoliver la couture entre la vieille laine et la récente pour qu'on ne la remarque pas. Il en va de même quand un auteur reprend un texte fini pour y rajouter des nouveaux chapitres: l'art de Platon, qui, selon Denys d'Halicarnasse, révisait souvent ses dialogues, est si consommé que, même aujourd'hui, les commentateurs ne remarquent pas toujours les artifices de broderie qu'il a utilisés. Son tricot littéraire est lisible dans l'épisode - raconté au début du livre V (449b-450c) et repris au début du VIII (541b-544b), avec un résumé des trois chapitres rajoutés - des deux auditeurs de Socrate se parlant à l'oreille et l'obligeant ensuite à reprendre la question de la communauté des femmes. On peut ainsi distinguer dans la République au moins trois rédactions: d'abord celle du Livre I, sur la justice, qui faisait pendant à certains des premiers dialogues dits socratiques et aporétiques, sur les vertus (piété, courage, tempérance) ; puis les Livres II, III, IV, VIII et IX, dont l'unité est claire: proposition d'un nouveau modèle pour la polis avec un projet d'éducation des citoyens, suivi de l'évaluation négative des quatre types de constitution que les cités ont connues historiquement; enfin, les Livres V, VI et VII répondent à la question de la possibilité de cette ville idéale et de l'abolition des maisons de leurs gardiens en proposant les philosophes comme chefs de gouvernement et le projet de leurs études, autour de ce qui deviendra l'ontologie, la théorie des Formes idéales comme fondation du modèle de cité proposé, dont le Livre X reprendra des conséquences concernant l'imortalité des âmes.
28. L'intérêt de ce plan est qu'il permet de saisir les trois premières grandes étapes de la pensée de Platon. a) Dans la première, il est plus ou moins proche du Maître et du non-savoir affiché par celui-ci, de sa façon de 'critiquer', disons, les traditions et les enseignements appris d'autrui sous forme de répétition, de sa façon d'utiliser la définition sans proposer d'issue à la question éthique débattue, car celle-ci doit venir de l'exercice de pensée et du changement de vie de chacun des auditeurs, de l'exercice même de la vertu dont on débat. Il y a donc une sorte de 'scepticisme' par rapport à la tradition (attitude moderne par excellence, que Descartes reprendra dans son doute méthodique) qui n'en est pas un (chez Descartes non plus), puisque contre le 'relativisme' de ces contradicteurs. b) La seconde étape rompt avec l'ambivalence de cette attitude, en se proposant une tâche de pensée politique inédite: observer "la naissance d'une cité" (369a-b) pour en repenser le modèle, la constitution. Cette deuxième rédaction de la République semble convenir assez bien à l'auto-portrait de Platon comme penseur de la cité, de la politique, au début de sa 7e lettre: elle raconte sa rupture d'avec la manière socratique - métaphorisée dans le changement d'optique, de l'échelle des lettres (368d) - dans le passage du questionnement de la vertu de chaque humain à celui de la cité. D'où lui est-il venu, ce nouveau projet? Des divers efforts de réforme politique démocratique à Athènes deux siècles durant et de la constatation de leur échec, échec que la condamnation du très juste Socrate rend définitif, qui l'oblige donc de tout repenser, de repartir à zéro. La thèse essentielle, plus que l’abolition de la propriété privée, consistait dans l’abolition des maisons elles-mêmes, dans leur double dimension, celle de la parenté et celle de l’activité économique. c) La troisième rédaction concerne ce qu’on appelle d’habitude le platonisme, c’est l’invention même de ce qui est devenu pour nous la philosophie: du premier livre au second, l’éthique s’élargissait à la politique, dans le troisième les deux s’élargissent à l’ontologie.
29. Il s’y agit, sinon d’une première rupture de Platon avec l’école parménidienne, du moins de son détournement. D’une façon très générale, on peut dire que les sages pré-philosophes parmi lesquels s’inscrivait l’éléate Parménide, étaient le pendant grec de la mouvance de la grande innovation d’écriture et d’éthique qui s’est manifestée en Asie dans le Ier millénaire avant notre ère: Zarathoustra en Perse (700-630), Lao-Tseu (640-517) et Confucius (551-479) en Chine, Bouddha en Inde (543-479), ont dégagé, en marge des sociétés à maisons et de leurs religions, des écoles d'exercices ‘spirituels’ tournés vers d’autres envies que celles de l’honneur à la guerre et de la richesse, d’autres désirs que ceux de la table et du lit, vers une éthique autre que la morale des maisons destinée à s’assurer la bénédiction des Dieux. La “voie de la vérité” de Parménide, opposée à celle du mensonge, tranchait d’elle-même entre le Bien et le Mal, faisait le départage - éthique, spirituel et intellectuel à la fois - entre cette expérience marginale de l’être et de la pensée, d’une part, et celle de la multiplicité mêlée de non-être (contingences des choses, corruptibilité des corps, capacité de dissimulation des humains), qui est le lot des opinions humaines, pas susceptibles de vraie pensée: la pensée de ce qui est immutable dans ce qui change. Or, tout en maintenant cette dualité entre l’intelligible et le sensible, Platon, fort sans doute du savoir géométrique hérité des pythagoriciens et devant former intellectuellement ceux qu’il destine à gouverner la cité, inaugure, contre Socrate et contre Parménide, le programme positif du savoir sur les choses sensibles - surtout les humains et leurs occupations - en leur posant des modèles immuables et éternels, les Eidê ou Formes idéales, ‘effets’ chez lui du travail de la définition. Vue d’un autre côté, cette troisième étape de la République renoue toutefois avec les deux antérieures et les accorde: la théorie des Formes idéales suppose toujours que seule l'âme d'un chacun peut venir, par réminiscence, à la sagesse, d'une part, et d'autre part, en étant au cœur du platonisme, cette théorie se donne comme la justification de la place prépondérante de la pensée philosophique au gouvernement de la nouvelle cité. L'unité de la politique, de l'éthique et du savoir ou 'science', voilà le grand dessein de Platon, dont les dialogues contemporains de la troisième rédaction (Cratyle, Gorgias, Ménon, Banquet, Phédon, Phèdre) travaillent des motifs divers et la République exhibe le plan d'ensemble .
30. Soit encore une brève allusion à la 4ème étape, entamée par le Parménide: c'est celle de l’évaluation - critique et défense - des Formes idéales, Socrate y étant délogé de la place principale (reprise seulement dans le Théétète et le Philèbe) au bénéfice du vieux Parménide, qui argumente avec un homonyme d'Aristote, comme si Platon indiquait par là que cette dernière étape de sa pensée était le fruit des discussions avec son jeune disciple («c’est une observation que j’ai faite l’autre jour en t’écoutant discuter ici même avec notre ami Aristote», Parménide, 135c). Toujours est-il que les textes suivants, Théétète, Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias, Lois, se tourneront volontiers vers les réalités terrestres en elles-mêmes, si l'on peut dire, et non plus du seul point de vue de leurs rapports aux Formes idéales, celles-ci étant relayées par quatre genres de l’être: deux principes, l'Illimité et le Limité, leur mélange et la source de celui-ci, le dieu ou l'Idée de Bien (Philèbe, 23d), qui avait déjà d'ailleurs la primauté dans la République (VII, 517b-c). C'est comme si cette problématique faisait un pas de plus, qui reste sans doute platonicien, dans la rupture d'avec Socrate et Parménide, mais maintenant dans la direction d'Aristote, de la philosophie de la physis à venir (on trouvera développée la lecture du rapport de Socrate et Platon dans l'essai de lecture un peu plus loin).
31. L'intérêt de cette façon de comprendre la République en tant que texte matriciel de la pensée de Platon, c'est de permettre d'avoir accès à sa forte systématicité, malgré le 'puzzle' de ses nombreux dialogues. C'est la différence entre Platon et Aristote (et leur rapport de maître / disciple) qui est aussi bien étayée: où le premier asseoît sa pensée sur la réforme de la polis, de la cité, le second déplace sa base vers la physis, la nature, à laquelle cité et maison (que la Republique avait aboli) sont rattachées, en tant que réalités 'naturelles'.
32. Or, cette extraordinaire fiction d'une polis idéale, utopique, est équivalente à la scène fiction de l'alliance au désert du Deutéronome, les deux textes ayant comme but majeur d'établir un lien étroit entre éthique et politique. S'il est vrai que la Bible hébraïque et la Philosophie socratique sont les deux piliers de la pensée occidentale, c'est une savoureuse bonne nouvelle que les bases, les fondements de ces piliers, soient des textes qui pensent la société, soient l'alliance de la pensée avec la justice.

SUR L'EUROPE

Grèce et Europe: similitudes et différences
L’œuvre de l’Europe: la composition du paysage de la modernité
Trois grands traits de la Renaissance européenne
La déchirure du monothéisme
La fin de l'Europe-civilisation
Le “miracle européen”, entre économie et philosophie





Grèce et Europe: similitudes et différences

1. Une façon commode d'aborder ce qui fut la geste de l'Eu­rope, c'est de comparer les cinq siècles décisifs de son histoire - en­tre le XVe siècle où elle commença de (re)naître et le XXe où elle s'est effondrée dans ses deux guerres - aux trois siècles de la Grèce classique. Peut-on com­parer ces deux civilisa­tions parmi toutes cel­les qui se sont déve­loppées dans l'histoire des sociétés humaines? Trois traits qui leur sont essentiels ren­dent plausible cette compa­rai­son. a) Les deux ont été des puis­sances maritimes et commercia­les, l'une de la Mer Méditerranée, l'autre des Océans, murées en quelque sorte à l'Est et au Sud par des vastes empires (la Perse et l'Égypte, chez l'une, l'Islam, l'Ot­toman, la Russie, chez l'autre); cette puissance, elles ont dû la céder ensuite à plus fort qu'elles à Ouest, l'empire romain et l'empire américain. b) Les deux ont connu une histoire d'incessantes luttes internes pour l'hégémonie, entre les ci­tés grecques ayant une même langue et les mêmes traditions reli­gieuse et littéraire, chez l'une, entre des nations de langues dif­fé­rentes et mêmes traditions religieuse et littéraire, chez l'autre; ces luttes ont sonné leur glas, la guerre du Péloponèse là, les deux guer­res mondiales du 20e siècle ici. c) Les deux ont donné à l'histoire des humains les seuls cas que celle-ci ait connu de ré­gimes démo­cratiques, liés essentiellement à l'esclavagisme ou au colonialisme, au même rapport violent et 'aveugle' à l'Autre, bar­bare ou sauvage; les deux seules ont été à l'origine de la philoso­phie et des sciences, dont elles surent fé­conder les empires qui les ont dépossédé[1].
2. Il y a une différence nette, cependant, concernant jus­te­ment la philosophie comme geste de civilisation. Certes, la Grèce a reçu des biens inestimables des civilisations la précédant, l'astro­nomie, l'alphabet, le calcul, des techniques, sans lesquels la polis n'aurait pas été possible. Mais cette grande trouvaille (à nos yeux), la philosophie, le projet et le texte rationnels du savoir, ce ca­deau fabuleux offert à l'Europe à venir, l’Athènes classique l'a produite au terme de son évolution, sur la pente déjà du déclin, trop tard pour l'utilisation à son 'profit' civilisationnel, puisque sa destinée l'a amené 'hors' de l'Europe, dans l'empire romain de l'Orient, dans le christianisme orthodoxe[2], dans l'empire ottoman, jusqu'au retour, depuis un siècle et quelque, à recevoir de l'Europe, à la fa­çon d'un parent pauvre, les fruits tellement transformés de l'héri­tage qu'elle lui avait jadis légué. Quel étrange destin pour ce 'miracle grec'! L'Eu­rope, par contre, a trop reçu dès l'abord, lors­qu'elle était encore bien barbare au regard autant de l'or­thodoxie de Byzance que de la civilisation is­lamique: la philosophie et la littérature antiques, les Bibles juive et chrétienne, les institutions romaines, toutes veillaient à son berceau. Et c'est comme si, une fois n’est pas coutume, l'écritu­re arrivait tôt, en tout cas à temps des Européens en faire leur civi­lisation. D'un 'miracle' à l'autre, le mi­roir s'inver­se: là, de la civilisa­tion démocra­tique à la philosophie, ici, de la philosophie à la civili­sation démo­cratique.
3. Si l'on voudrait utiliser ici la terminologie marxiste, ce se­rait pour en contredire la doctrine: en Grèce la philosophie a re­levé de la superstructure, tandis qu'en Europe elle a pénétré l'infras­tructure, portée par la théologie monothéiste au cœur des rapports de paren­té eux-mêmes. Sans doute paysans et même nobles guer­riers étaient-ils illettrés; n'empêche que la chrétienté médiévale a mis auprès d'eux des clercs avec un mini­mum de formation doctri­nale qui, non seulement canalisaient vers les écoles (des monastères et autres) les gosses doués pour les étu­des, mais menaient les gens à assimiler des semences de la Bible, avec ses récits, ses 'histoires', et des semences de la philo­sophie, d'onto-théo-logie en termes heideggériens: un seul Dieu cause-créateur de tous, des âmes immor­tel­les en chacun, les vi­vants et les choses en général pouvant être 'dé­fi­nies', 'séparables' de leurs contexte. Ces semences étaient se­mées dans une terre de béné(malé)diction ancestrale à dons multi­ples, qui a résisté sans doute long­temps: le monde des saints, anges et démons des reli­gions popu­laires - les chrétiens portugais se bat­tant contre les également chrétiens castillans, les uns au nom de St. Georges, les autres au nom de St. Jacques -, les reliques, images, ri­tuels, promesses, cette prolifération, à la manière pré-monothéiste (pré-deutéronomiste), de sanctuaires locaux et régionaux, semble attes­ter la survivance d'un arrière-fond polythéiste de Dieux barba­res qui n'ont point quitté la Terre, leurs rituels plus ou moins bien mêlés à ceux du christianisme monothéiste officiel[3]. Mais le rapport aux ancêtres, lieu d'ancrage du sacré, n'était pas moins entamé par le monothéisme, paradoxe de son écriture (9. 36): d'abord par la violence initia­le de la 'conversion' des tribus et par ces restes de la greffe religieuse; puis par le fait que, dans le chris­tianisme, les pa­rents sont à la source du seul corps de leurs bé­bés, l'âme venant de Dieu et le concer­nant directe­ment, comme le baptême en faisait foi; en­fin, les an­cêtres sont devenus, vers la fin du 12e siècle, des âmes de pé­cheurs au purgatoire, dé­pen­dants des aumônes, pénitences et prières de leurs descendants, des victimes morales en besoin de bénédic­tion, si l'on peut dire, renversement total de la notion an­thropo­logique d'ancêtre.
4. Expliquons-nous sur la notion de civilisation. Elle impli­que un réseau de sociétés en rapport entre elles dans une cer­taine aire géogra­phique. Dans les sociétés de type monarchique, comme Juda et la Grèce, ces rapports deviennent visibles dans la guerre et dans les alliances, dans les mariages entre fils et filles de rois dont on a vu les Prophètes se méfier à cause des inévita­bles croisements en­tre mythes, n'en voulant pas en aval, mais sans trop savoir de ceux qu'il y avait toujours déjà eu en amont, comme on sait aujoud’hui de la compa­rai­son entre les cosmogonies, par exemple. Le commerce était sur­tout celui de matériaux rares et pré­cieux, liés à la construc­tion de grands édifices royaux et/ou reli­gieux et au luxe des usages des cours mo­narchiques[4]; ce sont surtout cel­les-ci qui échangent, notam­ment ce qui a rapport aux di­verses techniques, à l'écriture, au calcul astro­nomique et reli­gieux. C'est ce réseau - lieu d'envies, de guerres et d'échanges - qui rend visible ce qui dépasse chaque so­ciété et son tissu d'usa­ges ancestraux, plus ou moins différencié mais pourtant pa­rent proche du tissu d'usages de ses voisins. La Chrétienté pré-euro­péenne que l'on est en train d’évoquer est ainsi à concevoir comme terroir d'une civilisation commune aux assez diverses socié­tés féodales, avec leurs ancêtres et langues[5], leurs sanctuaires et traditions, leurs rois et leurs seigneurs, leurs intérêts et envies, leurs guer­res tou­jours renaissantes. L'Église, coordonnée tant bien que mal par Rome, est le lien visible (monothéiste)[6] de cette civili­sation, y compris les réseaux des grands Ordres monastiques, la lan­gue latine comme langue de culture, bientôt les Universités et les Or­dres mendiants. En prolongeant de façon créatrice - comme on di­sait jadis en théo­logie et aujourd'hui partout - le travail des Co­pistes anonymes à qui nous lie une dette im­mense, les Scolasti­ques - dont j'ai célébré Thomas d'Aquin, mais chaque petit arti­cle de sa Summa Theologica marque le réseau intertextuel qui tisse son texte et qui aurait dû m'empêcher de valoriser si indécemment un nom propre -, les Uni­versités donc se donnent à nos yeux comme le premier grand ate­lier de ce qui sera la civilisation eu­ropéenne. Émergeant de la reli­gion quotidien­ne monothéiste, c'est là que les quelques grandes fi­gures des civili­sations anciennes sont deve­nues aussi nos ancêtres, justement des ancêtres-de-ci­vilisa­tion, mélangés pêle-mêle aux an­cêtres lignagers de chaque so­ciété. Quelle importance que l'un soit venu de Naples, l'autre d'Oxford et un troisième de Cologne, que Christophe Colomb fût ge­nevois, ait appris son art chez les naviga­teurs portugais et ait dé­couvert l'Amérique au service de Castille, que Galilée fût italien[7], Des­cartes français, Locke et Newton anglais et Leibniz allemand. Leur œuvre fait d'eux d'emblée des ancêtres de la civilisation euro­pé­enne. C'est d'abord cela l'Europe.
5. La place de la philosophie ontothéologique au départ de la civilisation médiévale dont l'Europe est issue s'est révélée dé­cisive surtout par son rôle - de 'servante (ancilla) de la théologie' sans doute, mais c’était ce 'service domestique' qui donnait les concepts constituant le squelette de la théologie elle-même - d'institutrice dans l'école médiévale et en­suite dans l'école européenne jusqu'aujourd'hui, de l'enseignement primaire au supé­rieur: tout savoir que l'école dis­pense - défini­tions, con­cepts, argu­ments, méthodes - a la frappe philosophique, que l'on le sache ou pas, frappe dont témoignent les racines grec­ques et latines qu'émaillent nos langues européennes, ce que Hei­degger appelle "le système conceptuel européen"[8]. C'est l'œuvre de la philosophie: elle reélabore des concepts nouveaux ou­vrant des nouvelles possibilités de penser, d'agir, de vivre, d'insti­tuer. Or, cela c'est bien de l'infras­tructural, quoique Marx en ait pensé, car c'est ce qui, en tant que savoir scolaire, a rendu possi­bles toutes les institutions que l'Europe a inventé: scientifi­ques, te­­ch­ni­ques, économiques, politiques, juridi­ques, démocrati­ques, etc. La différence donc entre la Grèce et l’Europe, c’est que celle-là n’a pas essentiellement changé sa base économique, agricole et supposant l’esclavage et la main militaire (comme les Romains en extension impériale), tandis que l’œuvre de l’Europe a consisté justement dans sa façon de, en transformant le paysage social, se révolutionner elle-même de fond en comble, en traînant ensuite les autres avec.

L’œuvre de l’Europe: la composition du paysage de la modernité

6. En effet, c'est dans une école à matrice philosophique, dans les universités scolastiques tout d’abord, que réside le secret de l'Eu­ro­pe. On a pu dire qu’elles étaient la plus belle invention de l’Europe (O. Market); on peut dire tout autant que l’Europe est la plus belle invention de ses universités. Car si l'on veut caractériser sa geste à elle, en comparaison avec celles de Juda et de la Grèce, il ne s'agira seu­le­ment de l'œuvre de quelques écrivains, penseurs, savants, in­venteurs ou réfor­mateurs sociaux, ni de la façon dont elle a refor­mulé le texte philosophique, ni de l'invention de la physique et de la chi­mie en alliance avec la technique et la machine. La geste de l'Europe est certes liée à tout cela, mais elle les enveloppe dans quelque chose qui, dans l'histoire des humains, n'a qu'un seul et anonyme paral­lè­le, la révo­lution néolithique qui a été à l'origine des sociétés à mai­sons: c'est le paysage social lui-même, la société dans son tissu constitutif, qui ont été bouleversés. La civilisation de socié­tés à maisons et à Église monothéiste s'est changée dans la civili­sa­tion de sociétés à institutions et familles : voici ce qui mérite le nom de révolution[9], non point sociale ni nationale, mais de civili­sa­tion, à ten­dance universelle ou planétaire.
7. On peut caractériser brièvement l'institution moderne comme une portion délimitée et cons­truite de territoire, organi­sée selon des calendriers et des horai­res fixés en fonction d'ac­tivités spécialisées (c’est çà la modernité), que, de façon très générale, nous désignons comme 'tra­vail' ou 'emploi'. Ces activités sont le fait d'une popula­tion d'agents, organisée selon leurs compétences de façon hiérarchisée. L'institu­tion se définit aussi par sa reproduction (comme tendance, du moins) au long de plusieurs géné­rations d'agents et par ceci que ses activités spécialisées n'ont pas de but autarcique mais, bien au con­traire, recevant de son dehors tout dont elles ont besoin pour fonc­tionner, elles sont aussi es­sentiellement vouées à produire des ef­fets hors des limites de leur territoire, que ce soient des effets commerciaux, d'administra­tion politi­que, d'enseignement ou autres, donc lu­cratifs ou pas. En tout ceci, elles s'opposent à l’autarcie des maisons d'antan, et suppo­sent donc un ré­seau so­cial de parenté distinct, qui leur fournit leurs agents, déjà adultes. Il s'agit là de l'un des effets les plus extraordi­nai­res de la révolution: où avant, dans toute so­ciété patriarcale, la pa­renté faisait unité avec l'économie dans les maisons, leurs allian­ces assu­rant le tissu social décisif, c'est la seule économie, devenue gigan­tesque, qui garantit doré­navant le tissu social lui-même; la so­ciété moderne est le tissu des institutions (privées et publiques), l'ordre de la parenté devenant un réseau détaché, ce que nous appelons famille (pour la­quelle on a inventé des locaux de résiden­ce: des appartements dans des ré­seaux d'im­meubles). Elle n'est plus, comme les mai­sons d’antan, une généa­logie patriarcale d'ancêtres[10] qui s'échange ses femmes, mais le com­posé (actuel, voire éphémère) d'un cou­ple et de ses enfants. Deux institutions relient ces deux réseaux: l’école, qui assure le passage des familles aux institutions, leur accordant les bases du savoir nécessaire au fonctionnement de celles-ci, le marché, qui déverse vers les familles (et entre institutions aussi) les produits des institutions, ce dont elles ont besoin pour se reproduire, qu’elles payent avec les salaires reçus des institutions, sans lesquels le marché ne saurait pas fonctionner. Le lien social (le ca­dre État-nation) s'établira, se serrera au­tour du réseau institu­tionnel, objet premier de tous les soucis des pou­voirs, tandis que le dé­ta­che­ment des réseaux de parenté les fera deve­nir plus lâ­ches, sus­ceptibles d'ouverture et de libéra­tion, de cri­ses qui n'ont pas cessé de secouer les famil­les (nucléaires, dit-on)[11], d'ail­leurs de façons différentes selon les épo­ques et les clas­ses so­cia­les: travail des femmes dans les nou­velles institutions, fé­minis­me, vulgarisation du di­vorce, libéra­tions sexuel­les (hétéro- comme homo-), crises des mo­rales et des religions, et ainsi de suite: c’est la fin du patriarcat.
8. Puis il y a une autre nouveauté moderne, les individus, dont nous avons du mal à saisir comment il s'agit là de quelque chose qu'aucune autre civilisation n'a jamais connue. Les gens de la maison dépendaient, d'une façon totale, voire totalitaire, du père de maison et de sa volonté: pour leur travail, nourriture, subsis­tance, place sociale, voire pour leurs récréations; mais le père de maison lui-même n'a de valeur social autre que celui de sa mai­son, du lig­nage dont il porte le nom (comme un honneur, c’est-à-dire un héri­tage et donc une obligation). Dans ce monde ancien, le mot liberté n'a presque pas de sens. Tout autre est l'individu mo­derne, défini par plusieurs marques: la différence entre la famille où il naît et est nourri, où il réside, et l'institution où il travaille un nombre limité d'heures par jour (pas totalement assujetti ni à l’une ni à l’autre); le salaire en argent qui lui rend la liberté d'ache­ter comme il veut et donc de diversifier l'esthétique de sa résiden­ce; le passage par l'éco­le, en donnant à chacun un savoir culturel glo­bal, nécessaire à sa circulation en tant que citoyen, et un savoir de spécialisation, nécessaire à son entrée dans l'emploi d'une institution; l'assurance, de par le cadre de son État-nation, de ses droits humains et de citoyen.
9. Le développement en Europe de l'école, rendant accessible en général à chacun le processus de sa subjectivisation - profession­nelle, culturelle et civique -, le processus donc de sa li­berté, est lié au développement parallèle de l'imprimerie (depuis le XVe siècle) et de la presse (depuis le XVIIe); les deux ont été à l'origine de la formation d'une opinion publique dans les grandes villes de chaque État-nation, qui a eu un rôle décisif, avec des mou­vements po­litiques de grande violence, dans la formation progres­sive des régi­mes démocrati­ques moder­nes. La démocratie est une dimension structurale de ce pay­sage de la mo­dernité européenne. Elle est la façon - à la fois éthique (dans le respect des li­bertés des citoyens) et rationnelle (dans l’or­ganisation du débat argumenté des avis indivi­duels) - la plus économique possi­ble d'organiser socialement et politique­ment ce réseau d'institu­tions qui est une société civili­sée. Elle pré­suppose donc: d'une part que le tissu social soit devenu le réseau d'institu­tions modernes, dont les échanges se font selon la rationalité du marché, c’est-à-dire de la spécialisation et de la monnaie; d'autre part que soient géné­ralisés les processus de subjectivisation (école) et d'individualisa­tion (emploi et sa­laire) et la corrélative formation d'une opinion publique[12].
10. On essayera d’évoquer comment l’ontothéologie (dimension philoso­phique du Mono­theisme), issue de la double sé­paration, biblique de Dieu et philosophique de la définition, a rendu possible les sciences physique et chimique et donc la tech­nique moderne qui, retour du séparé, a eu le rôle majeur dans l’œu­vre de l’Europe, dans cette composi­tion du paysage de la modernité. C’est une partie de l’histoi­re philosophique de l’Eu­rope qui sera lue dans son rapport structu­rel à l’histoire de la cons­truction de l’Euro­pe en tant que ci­vilisation moderne.

Trois grands traits de la Renaissance européenne

11. Entre Occam et les Européens, il y eût la Renaissance de l'Europe, sinon sa naissance, son baptême. Ce furent les Grecs qui ont donné le nom de l'une de ses Muses à cette 'péninsule de l'Asie', dont ils ne savaient peut-être pas beaucoup plus que l’existence lointaine vers leur nord-ouest, mais il est resté un nom d'érudits et il ne semble pas être devenu courant avant le XVIe siècle, où on le retrouve chez Erasme, Camões et Tasso, en rapport sans doute avec la divulgation de l'imprimerie et de l'écriture dans les langues ver­naculaires des nouvelles nations en train de naître, mais aussi avec la refonte de l’image du Monde dans les cartes géographiques. Il se­rait donc un nom de re-naissance: l'Europe qui lit commence à se repérer elle-même vis-à-vis d'un monde qui devient bien plus vaste que l'on ne croyait jusque-là. En re­te­nant les an­nées 1450-1520 comme des années-charnière, on pourrait y dis­cerner trois lignes de force.
12. a) En 1450, Gutenberg invente l'imprimerie ou typogra­phie et le développement de cette technique de l'écriture sera tel­lement rapide qu'en 1520 pratiquement on ne transcrit plus de manuscrits[13]. Le mouvement philologique initié par Pétrar­que (1304-1374) - son souci de retrouver le texte authentique de Cicé­ron dans le jeu de ses variantes manuscrites, aube de la cri­tique textuelle du XIXe siècle - s'affirmera progressive­ment comme re­tour aux Anciens païens par delà la tradition sco­lasti­que et sera très fortement disséminé par la divulgation du li­vre im­primé et par la fin des copistes. Mais Pétrarque ne se préoc­cupe que de textes, il cherche aussi à retrouver la 'force' et l''in­dividualité' du grand ora­teur latin: la Renaissance poursuivra cette recherche des 'hommes' de l'Antiquité, dans un mouvement qui se démarque autant de la domination chrétienne et théologi­que qui caractérisait ce qu'ils ont appelé péjorativement 'Moyen-Âge' que de l'argument d'autorité en tant que tel, dans cette re­cherche qui tend à situer les textes et leurs citations, à les histo­riciser, à faire revivre dans leurs circons­tances les hommes qui les ont écrit. C'est là l'un des sens de l'hu­manisme que, dans un autre sens, la peinture et la sculpture culti­vent dans l'amour du corps nu, le détail des vêtements et de la dé­coration, le paganis­me des scènes évoquées. Il va de soi que, bous­culé par cet hu­manisme, le ch­ristia­nisme garde la dominance théo­logique, mais pas sans réforme. Le mouvement que je suis en train d'évoquer, trouvant dans l'imprimerie une sorte de moteur, sub­vertira la chrétienté disposant dorénavant plus aisément de la Bible dans les mains d'un chacun sachant lire: à partir de 1517, Luther pro­pose le 'livre examen' du texte biblique, geste moderne par excellence, et conteste l'autorité ro­maine. L'individualisme naît chrétien mais tout en protestant. L'axe littéraire, au sens large du mot, qui passait en­core peut-être pas loin de Rome, se déplacera vers les régions du Nord, là où l'Europe se fera[14]. La traduction de la Bible que Lu­ther écrit en allemand constitue la première grande œuvre litté­raire dans cette langue et les traductions que l'on fera bientôt dans d'autres langues signalent l'attention nouvelle qui se porte vers les lan­gues vernaculaires des futures nations européennes et annoncent le déclin du latin dans l'écriture. Tout au long du XVIe siècle on écrira les premières grammaires de ces langues et de ses usa­ges, avant les grammaires générales et rationnelles des siècles classi­ques.

"E viu-se a terra inteira, de repente / surgir redonda do azul profun­­­do"
(Fernando Pessoa)[15]
13. b) En 1450, les caravelles portugaises, sous la direction de Henri le Navigateur (mort en 1460), sont déjà arrivées sur la côte de la Guinée, en 1488 Bartolomeu Dias double l'Afrique par le Sud, en 1492 Christophe Colomb arrive à ce que l'on n'appelle­ra pas la Colombie mais l'Amérique, en 1498 Vasco da Gama arri­ve en Inde par la mer africaine. Le mouvement des Dé­couvertes s'achèvera avec le voyage de Fernão de Magalhães (1519-1522) faisant le tour du monde et prouvant enfin, expéri­mentalement, la sphéricité de la Terre (qui rend Copernic plausi­ble). L'expé­rien­ce commande tout dans ces nouveaux mondes que l'on donne à la connaissance du monde, mondes de connaissance aussi[16]. Ce sont les instruments d'observation nautique loin des côtes, les nouvel­les géographies et leurs cartographies, les nou­veaux astres de l'hémisphère sud, les nouvelles espèces botani­ques et zoologi­ques, les nouveaux peu­ples et leurs usages et croyances autres. Que de choses à con­naî­tre que les Anciens ne connaissaient guère, que leurs livres n'enseignent pas, qui ne sont données qu'à l'expé­rience, à l'aventu­re de la connais­sance. La que­relle du sa­voir par l'expérience con­tre le savoir par l'autorité des Anciens est déjà celle d'un Duarte Pacheco Pe­reira, na­vigateur portugais du début du XVIe siècle, bien avant de de­venir celle d'un Gali­lée.
14. c) La troisième ligne de fond occupe l'ensemble de la Re­naissance, mais on peut la repérer de façon exemplaire dans la vie de Leonard da Vinci, qui naît en 1452 et meurt en 1519, comme s'il avait fait exprès pour s'ajuster dans la période que j'ai choisie. Dans la très grande et légendaire variété de ses intérêts, deux me sem­blent à privilégier, ceux du peintre et ceux de l'in­génieur: ce qui les rassemble, poutre-maîtresse de la Renaissance, c'est le nouveau rapport entre la vision et les mains[17], la graphi­que de la représen­tation spatiale. Qu'il s'agisse de la perspecti­­ve[18] - des peintres, sculpteurs et architectes - que Da Vinci a géométrisé, des mesures et proportions et de leurs rè­gles, qu'il s'agisse d'anatomie et de bo­tanique ou de cartographie maritime et ter­restre, qu'il s'agisse en­core de machines variées, dans tous les cas il s'agit de rappor­ter la vision à la main, il s'agit de l'ins­cription de l'espace dans des des­sins. N'ou­blions pas que la Re­naissance est une époque de grande invention mécanique: des hauts fours pour la fonderie du fer, du système de bielle-mani­velle et de machines à pédales variées, des pompes d'aspiration et de compression, des machines de laminoir et de fabrication du fil de fer, du moulin à tirer la soie et du métier à faire les bas, et ainsi de suite; l'essentiel des machines et engre­na­ges décrites dans l'Encyclopœdie de Diderot et de d'Alembert auront été des inventions de la Renaissance, qui n'aura raté que l'usage de nou­velles éner­gies, la machine à vapeur, le moteur de la future in­dustrialisation. Ce sont les gens de la Renaissance enco­re qui ont in­venté l'idée d'automatisme, avec ce qu'elle implique déjà, si l'on peut dire, d'une physique qui n'est plus la physi­que grecque. Et l'idée aussi de régulation d'engrenages variés (horloge à poids dès le XIVe siècle), dont on verra le triomphe chez les ingénieurs mécani­ciens du XIXe siècle et leurs énormes usines, leurs grandes machi­nes avec des courroies de transmission du mouve­ment d'un seul moteur aux arbres de plu­sieurs machines.
15. Que ces années aient été des vraies années-charnières, l’une de ces périodes dans l’histoire occidentale où ceux que la vivent ont le sentiment d’un tournant fulgurant de civilisa­tion, c’est ce qu’attes­te le médecin et mathématicien milanais Gero­lamo Cardano (1501-1576), en en faisant l’éloge, dans son au­tobio­graphie De propria vita: "Parmi les prodiges natu­rels, le premier et le plus rare, c'est que je suis né dans ce siè­cle où la Terre a été dé­couverte, alors que les An­ciens n'y connais­saient guère plus du tiers. [...] Les connais­sances se sont étendues. Qu'y a-t-il de plus merveilleux que l'artil­lerie, cette foudre des mortels bien plus dan­gereuse que celle des Dieux [...]? Ajoutons-y [...] l'in­vention de l'im­primerie, conçue par l'esprit des hommes, réa­lisée par leurs mains, qui peut rivaliser avec les miracles di­vins. Que nous manque-t-il encore sinon de prendre possession du ciel?"[19]. L'artillerie - qui fera feu entre les nations européen­nes en­nemies, hissera les monarchies absolues et les aidera à s'imposer au pouvoir temporel ecclésiasti­que -, l'impri­me­rie et les inven­tions des esprits-et-mains des hom­mes en riva­lité avec les miracles divins, les hommes à l'assaut des cieux, par l'as­tronomie d'abord, la philo­sophie ensuite, la techno­lo­gie enfin en notre siècle, on pour­rait lire dans cet éloge une sorte de prophétie de l'Europe nais­sante, non plus spé­culative comme la chrétienté précédente, mais inscrip­tive et ra­tionnelle, civilisatrice: à l'instar de la Grèce, mais allant où celle-ci n'a pas pu aller.
La déchirure du monothéisme

16. Le christianisme se rompt en deux moitiés, dont l'une aura tendance à se fragmenter selon les langues et/ou les nations, l'autre se 'contre-réfor­mant' de façon monolithique en un bastion catholi­que de résis­tance. C’est-à-dire que la chrétienté cède le pas au christianisme européen: si les chrétiens ont, en principe, le texte bibli­que en commun, ils ne vivent pas moins en opposition, soit théori­que - les uns lisent la Bible que les autres gardent fer­mée en latin et remplacent par des catéchismes fort anti-protes­tants -, soit pra­tique - dans la liturgie, dans le culte ou pas des saints et le refus ou pas des indulgences, dans l'organisation ec­clésiastique, les uns fer­mant les couvents, les autres les renfor­çant et créant des sémi­nai­res, multipliant les in­quisitions en Eu­rope latine du Sud. Peut-on parler encore de Monothéisme, de mono? Opposition aussi au ni­veau économique, suite à la querelle des indulgences, à la négation théologique du purgatoire[20] et à la fermeture des couvents, une bonne partie de la dépense sa­crée[21] étant retour­née vers l'investis­sement capitaliste, 'béni' par Calvin (M. Weber). Et entre les deux adversaires chrétiens, appa­raît un nouveau scepticisme - subjecti­viste et individualiste par excellence, enfant naturel du libre exa­men et du grand schisme - qui ne croit ni l'un ni l'autre, dont le doute, qui deviendra mé­thodique, sera ai­guisé vers de toutes nou­velles tâ­ches de la con­naissance et de la pensée, rendues possibles par cette différen­ciation du pa­radigme de la chrétienté, de la clôtu­re meta-sociale des croyan­ces, comme si le ciel eût été déchiré en deux moitiés. Ce que l'astronomie bientôt confirmera d'un autre côté, redou­blant la per­turbation et le scepticisme: c'est non seule­ment le so­leil qui est maintenant arrêté et la terre ronde qui ronde autour de lui et d'elle-même, c'est la terre elle-même qui devient un as­tre. C’est-à-dire que, chez les gens cultivées, la terre pénètre dans le ciel et abolit l'antique op­position entre les deux mondes, celui du mou­vement parfait, sus­ceptible de mathématique, d'en haut, et celui du changement et de la physis ou nature, de ceux qui naissent et meu­rent, d'en bas. C'est Newton que fera de l'astro­nomie et de la nou­velle physique une seule science. Ce sera le se­cond grand coup dans le Monothéisme, puisque c’est la source mythique de la séparation qui est ainsi, de droit, mise en question. Mais dou­ble coup: la nouvelle physique, une astro-physique, permettra de lier ses deux effets, cette critique de la sé­paration céleste / terrestre, d’une part, et, de l’autre, la technique, qui en reçoit, de par la philosophie, un statut de ‘séparée’. On y arrivera.
17. Lecture et Luther renforcent donc l'attitude criti­que, le li­bre examen des Écritures et du Monde à connaître, prépa­rent la philosophie classique, le doute méthodique qui fait renaître René. Le Dieu universel se recomposera, jusqu'à Kant, avec la raison uni­verselle: c’est-à-dire la raison qui lit et pense, et qui, à partir de cette pensée, questionne la perception qui voit des 'objets'. Ces nou­veaux 'sujets', livrés à la reélaboration du savoir, de la pen­sée, de la connaissance, deviendront thème philoso­phique, eux aussi, comme si la passion de comprendre, la vitesse même de l'arrivée des nou­velles idées et expériences, poussait nécessaire­ment la raison vers la 'subjectivisation' rationnelle, à l'instar de la science qui 'objecti­vait' rationnellement les objets. C'est dans ce double lieu - qui est le même, dira Heidegger, comme s'il s'agis­sait d'épeler des étymolo­gies, l'ob-jectum de la science 'se jetant' 'contre' (ob-) son sub-jec­tum, l'objet comme objection au sujet -, c’est dans ce lieu double où ra­tio­nalis­tes et empiristes s'opposeront avec fracas que la philoso­phie s'autonomisera de la théologie: la représentation est un thème phi­loso­phique, présence de l'objet dans le sujet, qui (rapporté ainsi au Monde) remplace l’âme (rapportée à Dieu)[22]. Si j'ai raison dans ce que j'ai dit plus haut, ce fût l'inscription, écriture et dessin, art et techni­que à la fois, qui a mis en place la repré­sentation mais sans s'expliciter: la repré­senta­tion, ce serait l'inscription qui s'ignore comme inscrip­tion, l'inscription qui est pensée comme re-présen­ta­tion des ob­jets, sans faire atten­tion à la main qui ins­crit ty­po­gra­phiquement les textes, qui des­sine les dessins et les cartes géogra­phiques, qui remplit les ta­bleaux taxinomiques, qui organi­se les ex­périmenta­tions[23].
18. On retrouve donc deux sources[24] pour l’idée comme repré­sentation mentale: civilisationnelle, la multiplication moderne des inscriptions, et philosophique, partant du ‘nom mental’ occamien véhiculant l’universalité aux substances singulières, via Suarez en­suite jusqu’à Descartes. Elle est ainsi une fic­tion, à l’instar de l’âme chez Platon: on pourrait en effet penser qu’elle correspond, au tour­nant du XVIe vers le XVIIe siècle, à une certaine expérience de li­bération de la pensée, parallèle à celle du tournant du Ve vers le IVe siècle av.J.C., rendue possible dans les marges de la cité par l’abondance de textes manuscrits: l’âme per­mettait de laisser le contexte des choses sensibles et de monter à une vision générale - un theôrein, un re­gard panora­mique: qui voit (-oraô) toutes choses (pan-) -, telle que l’évoque l’éloge du philoso­phe dans le Théétète de Pla­ton: “[...] c’est que réel­lement son corps seul est présent et sé­journe dans la ville, tandis que sa pensée, con­sidérant tout cela [brigues, charges, réunions, festins] avec dédain comme des choses mesqui­nes et sans valeur, promène par­tout son vol, comme dit Pin­dare, sondant les abîmes de la terre et mesurant l’étendue de sa surface [géométrie], poursuivant les astres par-delà le ciel [astronomie], scrutant de toute façon toute la nature et chacun des êtres en son entier, sans jamais s’abaisser à ce qui est près de lui” (174b, trad. Chambry). Quelque chose de semblable s’est sans doute passé à ce nouveau tournant, le contraste entre l’épistème de la Re­naissance et celle de l’époque classique ayant été nettement montré par Fou­cault[25]: comme si l’abondance de textes imprimés et la va­riété progressive de leurs intérêts, les dessins et les expérien­ces, toutes ces inscriptions avaient libéré les lec­teurs plus hardis de la ‘lectio’ scolaire, du co­mmentaire des textes et des sommes comme source principale de la pensée, libéré du ‘langage de l’École’ (l’expression devient péjorative chez Descartes, puis ‘scolastique’). Comme si ces di­vers intérêts, les nouvelles choses à penser et à connaître, des expériences à imaginer et à faire, sautaient de leurs contex­tes, autant des usa­ges quotidiens que des textuels, gag­naient au­tonomie, évidence, clarté et distinction, bref, comme si el­les deve­naient des ‘idées’[26]. C’est le critère de vérité qui est ainsi déplacé, non plus l’autorité des Anciens (ni donc celle des théologiens, du Magistère ecclésiastique), plutôt l’évidence qui saute aux yeux des idées claires et distinctes dont le Cogito reste le grand exemple, voire l’acte libérateur. Impossi­bles sans le travail multiséculaire de la définition, ces idées - des ‘images’, ou mieux, des re-présentations des objets qui emplissent l’âme et par là même l’éloignent de son lieu corporel dans le monde (Descartes) - sont par défini­tion sans contexte, des idées qui viennent à l’esprit, que l’on échange, que l’on discute, que l’on soumet à l’expérimentation, que l’on écrit selon la nouvelle lo­gique de l’analyse et de la synthè­se. L’âme-qui-pense gagne donc une nouvelle stature: tournée de plus en plus vers le monde qui change, le monde à changer, elle devien­dra - tout au long de cette époque classique, 17e et 18e siècles - ‘sujet’ peuplé d’idées re­présentant des objets, des idées à lier en­tre elles par des rapports de raison. Sans cette liberté de pen­ser hors des contextes, de penser des idées ‘universelles’, il n’y au­rait pas eu ce large mouvement vers la comparaison des structures des plantes et des anatomies des animaux, vers le jeu grammatical et logique des compléments dans les phrases complexes, vers les logi­ques des échanges, des contrats, de la production des richesses[27], il n’y aurait pas eu de sciences. Dont la physique, prolongeant la ré­vo­lution de l’astronomie par Copernic, sera la pionnière.

La fin de l'Europe-civilisation

19. Si j'ai utilisé la commodité de l'année 1450 pour situer sa naissance, on pourrait prendre l'année de 1950[28] comme date commode pour le terme de cette Europe moderne, victime cinq siè­cles plus tard de ses deux grandes guerres[29], des excès de ce que l'on a appelé idéologi­e - bien sé­parée et moderne, hélas! -, une repré­sentation nationaliste abstraite se voulant pure, forte, qui se ré­pand folle, exterminatrice, nazisme donc qui a sui­cidé l'Europe; laquelle, d'autre part, s'est divisée entre l'Ouest et l'Est par une repré­senta­tion universaliste abstraite se croyant capable de tout contrôler du monde des humains, rai­son excessivement athée, c’est-à-dire ab­so­lue, totalitaire à la façon de l'Inquisition. Tandis que la déraison païenne, au pays qui avait été l'Athènes de l'Europe pendant tout le 19e siècle, a accompli ce que l'on sait - ce que l'on ne peut pas sa­voir, ce que, pour le dire, il n'y a pas de mots, car excédant l'expé­rience humaine possible - sur le peuple juif, dont la chasse hors d'Espagne et du Portugal avait été parmi les 'événements inaugu­raux' de l'Europe. Cette mort de l'Europe-civilisation se signale enco­re par la manifestation, hors de chez elle, du carac­tère mortifère de sa science physique: la bombe atomique, créée par des savants eu­ropéens, jetée par des Améri­cains sur des Asiatiques, des popula­tions civiles tuées comme des fourmis. On pourrait aligner la ‘dé-faite’ de l'Europe en con­trepoint des lig­nes maî­tresses que nous avons dessiné. L'impri­merie cède la première place qu'elle a occu­pée pendant cinq siècles aux images de l'audio-visuel. Les Décou­vertes de jadis ont per­mis la co­lonisation, l'exploitation, voire l'es­clavage des petits peu­ples 'dé­couverts', et les années 50 et 60 ont été ceux de leur dé­co­loni­sation systématique, l'Europe ayant dû cé­der à l’une de ses anciennes colonies la domination des océans, et celle, toute récente, des airs. La révolu­tion astro­nomique sera con­sacrée par l'aventure spatiale et l'arri­vée d'Apollon à la lune, ce que l'Eu­rope a rendu possible n'ayant plus été réalisé par elle. La lutte in­cessante pour l'hégémonie en­tre les nations euro­péennes a été la règle pendant tous ces siècles et cède mainte­nant à l'espace com­mun du marché et de la mon­naie, peut-être un jour de la politique. La rupture de la chrétienté s'achève dans la sécu­larisation et dans la déchristiani­sa­tion mas­sive, c’est-à-dire dans la mort du Mono­théis­me. L'humanisme est remplacé par la tech­nologie médiatique et in­formatique et devient un dis­cours moral et politique (droits hu­mains, écologie, etc.) qui es­saie de réparer les méfaits de la te­ch­no­logie. À la perspective et aux pro­portions des figures répond à la fois leur multiplication in­défi­nie et banalisée dans la photographie et dans le cinéma et leur défi­gu­ration dans l'art abstrait. La repré­sen­tation et 'ses' sujets cè­dent à des philosophies annoncées par Nietzs­che qui, de Freud et Hei­degger à Deleuze et Derrida, décons­truisent ce qui a été si pé­ni­blement construit par l'Europe. Ce qui est en train de renaî­tre, nous ne sa­vons pas encore le dire, mais il semble bien qu'il s'agit d'autre chose. Parfois on songe qu’elle peut être monstrueuse.

Le “miracle européen”, entre économie et philosophie

20. Peut-être que la mise en contraste entre l’Europe et le Japon pourrait-elle permettre d’élargir la discussion: pourquoi seule l’Europe, et pas aucune des grandes civilisations asiatiques, de la Chine, de l’Inde, de l’Empire Ottoman, qui étaient à son hauteur si­non plus développées, vers la fin du 15e siècle, a réussi la moderni­té industrialisée? Un livre de 1981, de l’historien de l’économie E. L. Jones[30], conduit la comparaison entre ces quatre grandes régions historiques de 1400 à 1800, en appelant au con­texte géographique et aux conditions politiques concernant no­tamment le marché: il l’appelle Le Miracle européen, et ce n’est pas inadéquat, car sa der­nière phrase est celle-ci: “le développement à très long délai de l’Europe semble un miracle. S’il y avait eu un développement sem­blable en Asie, ç’aurait été un supermiracle”. Et 20 années plus tard, l’intro­duction réeitère, avant le mot final (“il y a encore beaucoup à faire” dans cette “histoire économique comparative”) : “en regardant bien, peut-être existe-t-il quelque chose de surnaturel dans l’as­cension de l’Europe”. Le mot ‘miracle’ chez un scientifique méticu­leux signi­fie la défaite de l’analyse : on constate, on trouve nombre de facteurs d’explication partielle, mais on ne sait pas les rassembler de façon satis­faisante. Or, il se trouve que l’auteur est peut-être trop strict dans l’éventail des facteurs ‘économiques’ qu’il retient ; le plus choquant c’est qu’il n’envisage pas la comparaison entre les systè­mes d’enseig­nement, ne parle jamais des universités médiévales, que sa référen­ce aux livres ne concerne que leur commerce, pas leur contenu (de ‘raison’, par exemple, logique, scientifique, gram­maire[31], pour ne pas parler de philosophie). Et une autre chose plus étonnante en­core : jamais n’est évoquée la formation d’une classe bourgeoise - puisque c’est elle qui a porté presque tous les facteurs de progrès (commerce, science, technologie) dont il s’occupe - et donc des rai­sons historiques de sa formation en Europe occiden­tale et pas dans les grandes civilisations asiatiques. Le titre du livre que l’on vient de lire es “Bible et philosophie dans la construction de l’Europe”; sans prétendre que mes arguments remplacent les siens, sans prétendre qu’une lecture philosophique (certes, rappor­tée aux civilisations: la geste) puisse faire concur­rence à celle d’un écono­miste, je me demande si celle-ci ne pour­rait être complétée par les considérations que j’ai proposé. Il fau­drait, bien sûr, que ces consi­dérations puissent être transposées en ter­mes d’objets d’analy­se historique (les écoles et les livres, de quoi s’occupaient-ils, quels évolutions il y eût dans les programmes sco­laires et dans les catalo­gues des éditeurs, par exemple) et articulées avec les données dites économiques. On arriverait peut-être para­doxalement à défaire, par des consi­dérations qui incluent le Mono­théisme lui-même, la com­position de Dieu et sa mort, le caractère ‘mi­raculeux’ de cette affaire pas­sionnante.
21. Si l’on relit les trois similitudes entre Grèce et Europe et leur différence (11. 3-6), on y trouvera le faisceau des raisons de la modernité: a) ce que Jones appelle le système des États (agressifs) avec une ‘culture’ commune, b) la mer et le commerce, c) l’esprit critique et démocratique, d) la tradition greco judéo chrétienne comme héritage de l’Europe. Sans doute, il ne s’occupe pas de la Grèce: il est quand même significatif qu’elle ait été une sorte de miniature de l’Europe, et que l’on parle aussi souvent de ‘miracle grec’[32]. Ce sont les points a) et b) qui sont objet d’analyse économi­que comparative détaillée, c) et d) étant supposés, tandis que l’in­vention technologique qui a aboutit à l’industrie reste le mystère: “[...] ten­dance persistante pour l’introduction d’innova­tions techno­logiques; l’origine de cette tendance n’est pas claire” (introd. 2e édi­tion, p. 32). Or, parmi les trois grands traits de la Renaissance que j’ai rete­nu, les deux premiers recoupent d) et b) et le troisième, le nouveau rapport vision / mains, retient la tech­nologie (et aussi la différence essentielle entre la science euro­péenne et la grecque, à savoir l’ex­périmentation comme techni­que, le laboratoire).
22. Comment donc raisonner pour articuler mon argumen­ta­tion de type plutôt philosophique avec l’analyse économique de Jo­nes, autant que faire se peut? Je partirai de la révolution indus­trielle à rebours. Si l’on n’avait pas inventé la machine à vapeur ni l’électricité, que serait l’Europe? Des sociétés type ‘ancien régi­me’ sans doute, pas beaucoup plus développées que celles des empires asiatiques, les contacts avec ceux-ci continuant d’être fort lointains. Question: qu’est-ce qui a permis ces deux inven­tions? C’est la pile de Volta (1800) qui a permis le courant élec­trique et toutes les expé­rimentations qui ont rendu possible la physique théorique de l’élec­tro-magnétisme. Même si Gramme, un ancien menusier belge in­ven­teur du dynamo, “le premier gé­nérateur de courant continu com­mercialement utilisable, en 1870” (Landes, 1975, 391-2), a pro­cédé de forme empirique, il est indéniable qu’il n’aurait pas été possible que dans le contexte de physique théorique qu’il ignorait. Le même raisonnement est applicable à J. Watt: que la théorie phy­sique de la machine à va­peur, la thermodynamique, n’ait été inven­tée qu’une centaine d’années plus tard, n’invalide pas que, Watt étant fonc­tionnaire d’un laboratoire de physique, ayant la tête, les yeux et les mains d’un physicien de laboratoire, il n’aurait rien fait hors du contexte de la science[33]. Il s’agissait, dans les deux cas, d’expéri­mentation laboratoriale précédant la théorie, ce qui a été souvent le cas dans l’histoire européenne des sciences, à des épo­ques où les para­digmes étaient encore en friche, si l’on peut dire. Donc la ré­volution in­dustrielle n’a été possible qu’en raison de l’émergence de la phy­sique avec Galilée, Newton et beaucoup d’au­tres: or, ceux-ci ne sont pas historiquement compréhensibles sans les universités médiévales. Mon argu­men­ta­tion autour du “paradoxe de Galilée” a été une façon d’articu­ler le jeu de la séparation bibli­que de Dieu et de celle qui a opéré la dé­finition chez Platon et Aristote, la forma­tion du monothéisme mé­diéval, ensuite les repri­ses de Thomas d’Ac­quin et de Occam, pour que cette science - ses ‘idées’ et son la­boratoire - ait été possible ‘sans mi­racle’, dans une grande lenteur historique et énormément d’aléatoire, y compris ce­lui de quelques grands génies, et à sa suite la révolution technologi­que capitaliste. Hélas!, il est fort probable que toute cette argumen­tation soit plus ou moins illisible par un historien de l’économie, qui es­time que “le terrain des questions matériel­les est plus solide” que celui de “la pure histoire des idées” (p. 30). Mais il sera d’accord pour convenir que c’est quelque chose qui est décisive pour le con­traste avec les Asiatiques: on a vu le Japonais s’en plaindre auprès de Hei­degger (§ 7).
23. On peut se demander s’il n’y a pas un grand absent dans l’analyse de Jones qui puisse rendre une cer­taine unité aux divers facteurs qu’il a dégagé: les classes bour­geoises. Il oppose, de façon fort éclairante, le système d’États en Europe (où il n’a jamais eu d’empire durable depuis le 5e siècle) aux empires asiatiques de Chine, Inde et Turquie. Des raisons de contexte géo­graphique (des aires agricoles très fécondes entou­rées de barrières - montaignes ou forêts denses - ont été au cœur des principaux États-na­tions[34]) ex­pliquent cette différence, laquelle d’autre part a fait de ces empires une dualité abyssale entre la classe des guer­riers et celle des pay­sans, ceux-là n’ayant jamais d’autres intérêts que de piller l’excé­dent agricole ou toute autre richesse pour vivre dans un ‘luxe asia­tique’, comme on dit, ceux-ci que d’avoir le plus grand nombre d’enfants pour un tra­vail en manque toujours de main d’œuvre. Le commerce est sur­tout de produits de luxe et les marchands qui de­viennent riches ne seront jamais sûrs, ni leurs héritiers, de ne pas attirer la con­fiscation arbitraire des empe­reurs, lesquels “ne vou­laient pas se soumettre à la loi ni ne pro­posaient de législation im­partiale à leurs sujets” (p. 61). Or, le commerce dé­veloppé en une Europe divisée et avec beaucoup de côtes mariti­mes et de fleuves navigables a été de grands volumes de mar­chandises courantes, l’intérêt des rois étant plutôt de les taxer que de les confisquer et d’en finir[35]. Mais aussi, me semble-t-il, ce furent les republiques ita­liennes, les ports de la Hanse, Amsterdam et Anvers, qui ont été à l’origine de ce gros commerce, car, les gouver­nants n’ayant pas as­sez de terres, l’enjeu commercial au dehors de chez eux était leur principal cause de revenus imposables. C’est aussi dans ces cités que le réseau banquaire s’est développé, les lettres de créance, c’est-à-dire de l’argent signé, supposant aussi une entente (monothéiste?) de civilisation dans ce ‘crédit’ dans la signa­ture de gens qui ne se connaissaient pas du tout. Jones signale très jus­tement “l’appari­tion d’un esprit européen au sein de la bourgeoi­sie; à l’en­vers de la vi­sion conventionnelle, qui voit la diffusion à partir d’une Grande-Bretagne particulièrement créative, le déve­lop­pe­ment commercial et industriel a eu ses racines dans ces ré­seaux inter­na­tionaux de maisons commerciales” (p. 198).
24. Or, cette différence - entre d’une part l’aristocratie guer­rière, avec le clergé en plus, vivant des excédents de la terre et d’autre part des paysans qui la cultivaient - existait aussi au Moyen-Âge. Les premiers ne tra­vaillant pas de leurs mains, sans les bourgeoisies on n’au­rait eu ni de commerce ni de technologie. Jones signale comment ces excé­dents ont permis les croisades et la cons­truction de caté­drales, mais semble oublier, en vue du contraste avec l’Asie, et le développe­ment des bourgs et celui des universités. J’avais pré­tendu, en glo­sant Market (celles-ci étaient la plus belle invention de l’Europe), que l’Europe est la plus belle invention de ses uni­versités. Non point qu’elles aient ‘fait’ l’Europe, ce qui re­vient surtout aux bourgeoisies; ‘inventé’, c’est-à-dire trans­mis l’esprit créatif d’invention scientifique (et contagié peut-être aussi l’invention te­chnologique). Si l’on tient compte de comment la criti­que protestante des indulgences et des couvents a signifié la fin de l'économie ecclésiastique médiévale et de l’in­terprétation weberienne des rapports entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, il faut dès lors comprendre un autre facteur décisif de l’industrialisation: celle-ci a été le fait essentiellement des pays protestants de l’Eu­rope de l’Ouest et du Nord, à la seule excep­tion importante de la France et des cités commer­cia­les de Flan­dre et du Nord de l’Italie. L’alphabétisation dûe au rôle de la lec­ture de la Bi­ble (11. 34), de même que chez les Juifs, d’ailleurs, étant parmi les facteurs décisifs de la modernité, il semble probable que le “libre exa­men” luthérien (auquel fera écho le “doute méthodique” carté­sien) soit l’une des clés de l’esprit criti­que et in­ventif. On peut ainsi reprendre ces divers facteurs historiques, outre ceux relevant de la géographie, par leurs effets dans la for­mation des bourgeoisies protestantes[38] qui ont porté l’essentiel du proces­sus de développe­ment qui, depuis les communes des 12e et 13e siècles et leurs universités, depuis cette formidable reprise de son histoire en mains qui s’est donné elle-même le nom de Renais­san­ce, depuis l’invention de la physique et des philosophies des su­jets et des contrats sociaux, a abouti à la révolution industrielle et politique au dernier quart du 18e siècle.
25. Une façon de dire le bel effet de l’analyse de Jones, ce se­rait que c’est l’Europe qui a inventé l’histoire, que les sociétés asia­tiques n’étaient pas historiques, malgré leur connaissance de l’écri­ture: c’est ce que l’on désigne par stagnation. Et c’est pourquoi la compa­raison avec elles est aussi une confirmation de ma façon de raconter l’œuvre de l’Europe, la composition du paysage de la mo­dernité. On pourrait éventuellement trouver un moyen de vérifier le propos de Heidegger sur "le système conceptuel européen", la concep­tion que j’ai proposé concernant le poids historique, quasi-matériel, de l’écriture, du texte phi­losophique: on dresserait une liste de ter­mes actuels à racine grecque ou la­tine qui aient été objet de débats et de définitions philosophique, soit au Moyen-Âge, soit en Eu­rope classique; puis on prendrait quelques échantillons de dis­cours de divers ty­pes d'institutions contemporaines et on y éli­minerait ces termes pour voir s'ils gardent du sens ou bien si les trous les ont dé­truit. Serait-ce une manière scientifique susceptible d’être tenue en compte par un historien de l’économie?
26. Or, on pourrait aussi essayer de com­parer avec des dis­cours des mêmes types d'institutions au Japon, en Chine, en Inde, dans l’Islam, voir comment ces termes y sont, soit absents, soit tra­duits, soit devenus des néologismes, em­pruntés tel quels ou adap­tés. D’une fa­çon plus générale, peut-être serait-il possible de poser la question de savoir quel rôle de ‘séparation’ - par rapport aux clôtu­res an­thropologiques des sociétés ethniques où ils ont été lus - ont eu les grands textes du Bouddhisme, du Confucionisme et au­tres, comme il est arrivé en Juda (judaisme), en Grèce (héllé­nisme) et en Eu­rope à la suite de la Renaissance et de l’imprime­rie (humanisme). Ce sera sans doute plus difficile, mais pourrait s'avé­rer une tentati­ve de quelque utilité pour le dialogue entre des cul­tures desti­nées à se rencon­trer de plus en plus dans l'avenir, voire à se mêler les unes aux autres: car ces textes ont eu sans doute des effets intéres­sants ces civilisations dont elles au­ront à bénéficier pour résister aux effets nivelateurs de l’indus­trie et des medias, pour concilier la modernité avec leurs tradi­tions. C’est aussi urgent en Europe, cela va de soi.
27. Soit à la façon d’un post-scriptum. Aldo Schiavone (L'histoire brisée. La Rome antique et l'Occident moderne, Bélin, 2003) reprend cette comparaison de la modernité occidentale mais avec l’Empire Romain, se demandant pourquoi y eût-il une brisure de l’histoire, la catastrophe du pan occidental de l’empire, pourquoi celui-ci n’a-t-il pas poursuivi, de façon continue, la route de la mo­dernité. “Pourquoi la civilisation écono­mique et sociale de l’Occident a-t-elle dû se construire à travers un rapport aussi tor­tueux et lointain avec un passé antique si élabo­ré, au lieu d’en être le déve­loppement immédiat?” (p. 199). L’antique Rome et l’Occident mo­derne constituent “[...] deux mondes à part, sépa­rés par une insur­montable différence qualitative, qui renvoie à des strates de men­talités, d’habitudes, de comportements, de condi­tions matérielles et culturelles dont les lignes de force di­ver­gent radicale­ment” (p. 200). La dé­marche est plus osée du point de vue de l’approche (où Jones reste trop empiriste pour un goût non anglo-saxonique), plus expli­cative aussi; au-delà des économies au­tarciques des petites maisons rurales, le grand com­merce à lon­gue distance - de céréa­les, vin, huile, produits manufacturiers di­vers et in­téressant toutes les cou­ches sociales urbaines - dépend es­sentiel­lement de la politique, c’est-à-dire de la guerre: les terres conquises et mises à profit, les riches­ses des vain­cus pillées, les es­claves cap­turés devenant la main d’œuvre de la production des lati­fundia, des mines et de la manu­facture. La stabilité de ce système - il dura de la première partie du troisième siècle av. J.C. jusqu’au milieu du deu­xième siècle apr. J.C. (p. 67) - est fort origina­le: il n’y a pas de “sphère éco­nomique” (p. 46) autonome, pas de travail libre (le salai­re est stigmatisé), pas de “bourgeoisies” (pp. 96, 119), la croissance économique s’arrêta quand il n’y eut plus de conquêtes à faire (pp. 73, 222). La seconde partie du long chapitre sur “Les es­claves, la nature, les machines” montre bien comment ce système était “bloqué”, par un “abîme”, une “faille” “entre connais­sance et trans­formation de la nature”. C’est le façon donty a été surmonté cette faille ou abîme, cette sépa­ration, que l’on a essayé de viser ici, à la suite du texte sur la construction et déconstruction du Monothéisme européen.

[1] Ce début a été écrit à la suite d’une exposition à Lisboa sur l’art maritime de l’Athènes classique.
[2] En écrivant ceci, je faisais état d'une ignorance profonde d'Occidental. La visite récente du Musée Byzantin et Chrétien d'Athènes, dont les textes qui conduisent le visiteur sont d'une grande clarté, m'a fait mieux comprendre la puissance et grandeur de la culture grecque. Après sa période classique, elle a fécondé culturellement toute la Méditerranée et l'empire romain, et donc par la suite qu'ici est un peu racontée, la civilisation de l'Europe, avant d'avoir sombré sous le christianisme de l'empire, de subir aux VIIe et VIIIe siècles une forte crise urbaine et retour à la ruralisation : elle a eu sa 'fin de monde', parallèle à celle de l'Occident, en différé. Mais ensuite, elle a fécondé le christianisme lui-même et en a créé une nouvelle civilisation à culture et langue grecque, celle de Byzance, qui fécondera Russes et autres Slaves, ce qu'on appelle les Orthodoxes, l'autre moitié de l'Europe moderne. Et puis, en 1453, une deuxième 'fin de monde'. Incroyable!
[3] De même, c'est d'une sorte de polythéisme-sans-Dieux qu'il s'agirait dans la sorcellerie du Bocage que Jeanne Favret-Saada a ra­conté (Les mots, la mort, les sors, enquête sur la sorcellerie dans le Bocage, Gallimard, 1977). La 'cure' implique que, devant les diverses 'forces' qui provoquent des blessures dans la 'maison', il faut refaire l'unité du corps-maison, la désensorceleuse pre­nant la place 'mono-', de la force 'unique' - rassem­blant les forces de désa­grégation de la maison - déversée sur le sorcier ad­verse.
[4] À l’exception de l’empire romain et de son commerce de céréales, vin et huile sur de longues distances.
[5] Mais les travaux des linguistes, de Bopp à Dumézil, sur l'aire des lan­gues di­tes indo-européennes et leurs mythes, suggèrent au moins un ni­veau plus archaïque de civilisation.
[6] En plus du double lien (maison et social) de chaque société (4. 16), il y a ce lien de civilisation greffé sur l'autre(s). Lien civilisationnel, le Mono­théisme 'pénètre' partout, dans le super-domum de chaque maison, dans les enseignes monarchiques de chaque société.
[7] Voici ce qui est significatif du double mouvement: Galilée écrit ses Dialogues en italien, en voulant trouver un appui auprès des italiens let­trés mais non ecclésiastiques ni spécialistes; mais la condamnation surve­nue mènera à leur traduction en latin (en Hollande) pour qu'ils puissent at­teindre un public eu­ropéen. Il paraît que ce fût d'ailleurs cette même con­damna­tion qui a poussé, pour défendre les savants, à la formation de la Royale Académie de Londres et de l'Académie des Sciences de Paris, sorte de figuration de la "communauté universelle des savants", 'support' de la raison universelle en train d'émer­ger.
[8] Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976, p. 88
[9] Tout ce qu’on appelle ‘révolution’ d’habitude ne l’est que par rapport à celle-ci, soit qu’il se soit agi de son éclosion: la révolution industrielle et ses incidences politiques, l’indépendance américaine et la révolu­tion française, ou dites de ‘mentalités’; soit de tenta­tives d’accélération en vue de reprendre le retard: les révolutions latines d’Europe et d’Amérique, celles d’Asie et d’Afrique, et surtout les léninistes. Car il n’y a jamais eu de révolution ‘marxiste’, telle qu’elle devait poursuivre et compléter la révolution bour­geoise dans les pays capitalistes européens.
[10] Ce sont peut-être les maisons des nobles qui sont au plus près de celles des anciens Hébreux. Chez eux aussi, le culte de leurs ancêtres et de leurs généa­logies est très entretenu, et donc le culte du sang, de l'honneur, du courage à la guerre, toutes choses que l'on reçoit des récits, lus et relus avec ferveur, de ces grands ancêtres. "D'après Gilles André de La Roque, un genti­lhomme de bonne race a toujours dans son sang des ressources ca­chées qui lui permet­tront de transmettre à ses descendants de bons élé­ments, même s'il a eu une vie indigne. La noblesse est en effet une espèce de grâce [de bénédiction], liée au sang et à la race. Les lignées sont des êtres de la nature. Une mysté­rieuse énergie est le privilège des nobles maisons. D'après Jean de Saulx-Ta­vannes, 'la vérité des races' apparaît clairement, même si les rois abaissent les rangs des gens de qualité dans les cérémo­nies. La naissance, bien essen­tiel des familles, permet à celles-ci de résister aux caprices du monarque, de maintenir une gloire durable, connue par tous, en face des incertitudes de la faveur et de la vie de la cour" (Labatut,J.-P., 1978, Les noblesses européennes de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIIe siècle, P.U.F., p. 73, je souligne). Et plus loin, la 'bénédic­tion' est aussi nettement marquée: "La no­blesse [...] a un droit his­torique incontestable au pouvoir et à l'honneur. Une mys­térieuse énergie est le privilège des nobles maisons, de ces glorieuses lignées qui, pour les Germains, étaient d'ascendance divine" (p. 75).
[11] En fait, le XIXe siècle et une partie du XXe a été l'objet d'une forte dis­cipli­narisation et surveillance des enfants, autant au niveau scolaire que moral (et très souvent religieux). Toute une abondante littérature sur l'éducation des jeunes gens et des jeunes filles se déploie tout au long du XIXe siècle (de même que des mouvements religieux tournés vers la péda­gogie), l'onde de puritanisme qui a immorta­lisé la reine Victoire d'Angle­terre achevant les dispositifs 'humanistes' dont l'effet est celui de ren­dre ferme et forte cette fragile famille nucléaire bourgeoise nouveau-née. De ce point de vue, l'hu­manisme serait la reformulation en termes familiaux et individuels (savoir, compétence, respon­sabilité éthique...) de la morale de jadis - en fabri­cant chez les nouveaux individus un très lourd Su­per-Ego, que Freud a ‘découvert’ et dont N. Elias a raconté l'histoire - dans un monde de très forte agita­tion, autant sociale et politique qu'au niveau des idées: les garçons sont à défen­dre des "idées avancées", les filles des "imaginations romanesques" ve­nues des ro­mans et feuille­tons.
[12] Les questions du type de constitution politique, de régime électoral, etc., ne viennent qu'ensuite. Les régimes à parti unique (de droite ou de gauche) qui ont dominé une bonne part du XXe siècle, devraient être vus comme des phé­nomè­nes liés au retard du développement, soit que l'on vou­drait l'accélérer de fa­çon volontariste, soit que l'on se méfiait de la mo­dernité et d'y perdre son identité traditionnelle.
[13] L'imprimerie divulgue la lecture au-delà des clercs et des fonctionnai­res des cours, pousse les collèges pour les enfants des nobles et des bour­geois plus ou moins riches, place la Bible dans les mains de non-intellec­tuels, mais aussi des romans de chevalerie et d'autres œuvres de diversion, donne origine pro­gressivement à une couche intellectuelle qui n'est plus destinée à des fonc­tions ecclésiastiques. Le livre pénètre dans les maisons citadines et apporte d'autres mondes au monde des familles, casse leur au­tarcie culturelle.
[14] Le protestantisme aura joué ainsi un rôle très important dans l'alpha­béti­sation des populations du Nord de l'Europe, comme il était déjà arrivé chez les Juifs.
[15] "Et on l'a vu la terre entière, d'un seul coup / jaillir toute ronde du profond azur".
[16] Le livre récent de Geneviève Bouchon, Vasco de Gama, Fayard, 1997, mon­tre assez bien comment, dans l'épopée portugaise de l'Inde et de l'Asie, se conciliaient le goût scientifique des découvertes nautiques, géographi­ques, astronomiques et anthropologiques et le goût des épices pour les ta­bles des maisons nobles européennes; ces deux goûts se conciliaient en ef­fet dans une geste de conquête, typique des sociétés guerrières à maisons, dont Afonso de Albuquerque a créé la stratégie, à base d'artillerie et de fortifications (Ormuz, Goa et Malaca), assurant la maîtrise militaire des mers. Le côté le plus ignoble de cette conquête, dès son début, a été l'escla­vage des Noirs africains, prati­quée d'ailleurs aussi par Africains, Indiens et Musul­mans.
[17] Dont faisait état un documentaire de télévision des années 80, vu par ha­sard, dont j'ai oublié le détail et pas retenu les références.
[18] Étymologie: vision parfaite, achevée; c'est celle d'un 'sujet' humain (humanisme) à partir d'un point de vue. La géométrie ou mathématique, qui a eu un rôle décisif dans les sciences à venir, a amené Platon en allié de la critique d’Aristote: ses dialogues ont été traduits en latin par Marsile Ficin vers 1469, pendant cette période de tournant.
[19] Encycl. Universalis, vol. 14, art. "Renaissance". C’est dans cette encyclo­pédie que j’ai puisé l’essentiel du matériel de ce sous-chapitre.
[20] Dont J. Le Goff a raconté la 'naissance' vers la fin du XIIe siècle; il a été le support théologique de l'économie ecclésiastique médiévale.
[21] G. Bataille, La part maudite. Le salut ne se fera plus par les ‘œuvres’ (indulgences, messes pour les morts, fondations de monastères, etc.), mais par la ‘seule foi’.
[22] Mais il ne faut pas trop opposer l'âme et le sujet, l'âme des aristotéliciens serait (hormis son essentielle immortali­té chrétienne) peut-être plus proche du sujet (hormis sa finitude kantien­­­­­­­­­ne) qu'elle ne le serait de l'âme des au­gustiniens. N'em­pêche que le change­ment de civilisation entre sociétés à maisons et sociétés à institutions se laisse bien saisir par cette différence. L'âme n'exerçait de maîtrise que sur le corps et ses passions, sur la femme et les enfants de la maison et sur ses esclaves ou autres serfs et do­mestiques; elle con­naissait la physis, la nature, selon la syntaxis des quatre causes aristoté­liciennes, mais sans y intervenir, car justement le pro­pre de la physis c'est de pousser d'elle-même: les vivants sont 'auto-nomes', ils nais­sent, se nourris­sent, croissent et meurent d'eux-mêmes: les humains n'en ont point la maîtri­se, la fécondité est bénédiction, don des Dieux-des-ancêtres, du Dieu chrétien. Le sujet, lui, est résolument tourné vers le Monde, quoi qu’il en soit des complicités entre l’une et l’autre chez les penseurs classiques du XVIIe siècle, ceux de ce tournant.
[23] Newton l’a reconnu. Cette méconnaissance de l'écriture (Derrida et sa grammatologie) en tant que technique de langage prolonge la mé­connaissance 'idéaliste' des Grecs sans mains, bien que leur ‘âme’ contemplative soit remplacée par un ‘sujet’ tourné vers le Monde, cherchant sa connaissance et maîtrise.
[24] Les questions philosophiques gardent leur autonomie intertextuelle, dans le geste de composition incessament repris, de génération en génération; mais les tournants civilisationnels y interfèrent aussi, marquant des inter­ruptions qui, dans ce que j’ai appelé la geste, obligent parfois tel ou tel penseur à une modification plus ou moins abrupte de cette composition.
[25] Les Mots et les Choses, chap. II et III-VI, respectivement.
[26] Je continue donc mon ‘éloge de la philosophie’ (8. 34), d’une philosophie que je ne partage pas mais dont je suis un héritier (partiel, comme toujours en questions d’héritage).
[27] C’est la façon bourgeoise, au lieu d’aller les chercher par conquête de bu­tins, À la façon guerrière de l’aristocratie.
[28] Le Plan Marshall, l'aide des États-Unis à la reconstruction de l'Europe en ruines, est tout à fait impensable pendant les cinq siècles antérieurs.
[29] Après un siècle de paix, due à l’industrialisation et au commerce corrélatif.
[30] O milagre europeu, 2002, Gradiva, avec une introduction de 2001 qui rap­pelle la discussion qu’il a suscité.
[31] Les rubriques d’un chapitre “Du serpent en général” au XVIe siècle qui ont énormément choqué Buffon au XVIIIe (Foucault, Les mots et les choses, p. 54) montrent assez bien les différences entre ces deux siècles.
[32] Il se peut que cet argument de Jones, a) et b), le plus convaincant, me semble-t-il, soit aussi valable pour expliquer celui-ci, son manque de hérita­ge étant compensé par l’endogamie, que l’on a souligné aux chap. 8 et 9, et par les ‘laboratoires’ de politique et d’écriture qui ont été les colonies grec­ques d’Asie Mineure et du Sud de l’Italie: la philosophie n’a pas commencé à Athènes. Un rôle semblable aura été en Europe celui des cités-États italiennes (§ 17), dont le développement commercial et financier s’est traduit dans le mouvement de la Renaissance. L’écriture innove surtout dans des milieux marginaux, hors des cercles d’ortodoxie, c’est toujours le cas de la grande lit­térature.
[33] Nuance donc de l’affirmation de Landes, qui pêche par empirisme: “la science n’a pas précédé la technique: longtemps ces deux activités ont été pa­rallèles et indépendan­tes” (contrecape de l’édition française).
[34] Toutes au-dessus du parallèle 45º Nord, un climat pluvieux et dur, plus propice à la raison qu’aux passions, comme Rousseau le soulignait dans son Essai sur l’origine des langues.
[35] Le Monothéisme chrétien aura empêché cet arbitraire de la part des rois
[36] Le christianisme et la philosophie grecque ne sont pas des facteurs suffi­sants: les frontières de l’ortodoxie byzantine et eslave divisent encore l’Euro­pe. L’apport d’Aristote n’est pas suffisant non plus: dans la première moitié du XVIIIe siè­cle, le Portugal catholique utilisait l’or du Brésil pour ériger un couvent énorme (dont Saramago a écrit le roman), comme si l’on était en pleine éco­nomie médiévale. Ce n’est qu’ensuite que Pombal, le premier mo­dernisateur, est venu.